
Acupuncture : la révolution de la preuve (1970-2020)
La figure 1 retrace sur un siècle (1920-2020) l'évolution du nombre de références sur l'acupuncture et la médecine chinoise indexées dans la base de données Acudoc2. Entre 1920 et 1970, le volume annuel cumulé a été multiplié par cinq, puis par cent entre 1970 et 2020. Cette rupture d’échelle s’inscrit dans une double dynamique : la diffusion massive au sein de la biomédecine des méthodes modernes d’évaluation clinique et expérimentale, et la capacité du champ de l’acupuncture à s’approprier ces outils dès leur disponibilité.
Le premier essai contrôlé randomisé en double aveugle portant sur l’acupuncture est publié en 1974 [1]. Dans les années 1990, la formalisation de l’EBM par Guyatt et Sackett [2] redéfinit le régime de la preuve en biomédecine. L’acupuncture s’insère rapidement dans ce cadre : en 1998 publication du premier grand essai multicentrique dans une revue majeure (JAMA, [3]) et première conférence de consensus avec celle, aux USA, du NIH (National Institutes of Health) validant plusieurs indications [4], en 1999 première revue systématique concluant à une efficacité supérieure à la fausse acupuncture [5]. Deux décennies plus tard, cette dynamique se traduit par la validation de dizaines d’indications par plusieurs centaines de recommandations de bonnes pratiques intégrant l’acupuncture [6, 7].
Figure 1. Évolution du nombre annuel cumulé de références indexées dans la base Acudoc2 (1920-2020) et jalons de l’intégration de l’EBM dans l’acupuncture. EBM : evidence-based medicine (médecine fondée sur les preuves). ECR : essai contrôlé randomisé. RS : revue systématique. NIH : National Institutes of Health.
L'acupuncture dans le champ médical : la France pionnière
L’acupuncture entre dans le champ médical français dès 1945 avec la création d’une société savante suivie en 1947 de la première revue médicale et du premier congrès international. La réunion d’une communauté professionnelle structurée, d’une revue spécialisée et d’un espace international d’échanges scientifiques caractérise l’instauration d’une discipline médicale.
Parallèlement l’acupuncture est inscrite dès 1947 dans la nomenclature des actes médicaux de la Sécurité Sociale, sous le code K2. Elle est ensuite valorisée en 1975 (K5E), puis confirmée en 2005 dans la nouvelle nomenclature (QZRB001) après un processus d’évaluation conduit par l’ANAES (ancêtre de la HAS). Dès la première nomenclature française, l’acupuncture a ainsi été reconnue comme un acte médical, établissant de façon cohérente le monopole médical qui en découle.
Une étape déterminante confirmant l’inscription de l’acupuncture dans le champ médical a été ensuite la création, en 1987, d’un diplôme universitaire, auquel a succédé en 2007 une Capacité, diplôme national. Cette trajectoire est unique dans le monde occidental.
Pourtant des remises en cause qui perdurent et s'intensifient
En 2018, une attaque médiatique d’une grande virulence vise les médecines "alternatives", parmi lesquelles l’acupuncture est explicitement citée. "La tribune des 124" publiée dans Le Figaro dénonce ces pratiques comme « ni scientifiques ni éthiques », demande la suppression des formations universitaires et appelle à interdire aux praticiens de faire état de leur qualification de médecin [8]. Cette pétition lancée par le collectif "No Fakemed" visait donc, de facto, à l’exclusion de l’acupuncture du champ médical. Cet objectif, au moment même où l’acupuncture connaissait une transformation scientifique d’une ampleur inédite, interroge et marque un décalage profond entre connaissances disponibles et représentation publique.
Sous l’action de la mouvance No Fakemed, la tribune du Figaro a connu ces dernières années de nombreuses répliques médiatiques sous différentes formes [9]. En 2025 une nouvelle tribune est publiée dans L’Express, cette fois cosignée par les deux ordres professionnels des masseurs-kinésithérapeutes et des sages-femmes : « Non au remboursement des pseudothérapies : l’appel de soignants pour une santé fondée sur les preuves » [10]. Cette tribune est illustrée par une photographie portant sur l’acupuncture, également expressément citée dans le texte. La présidente de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes, Pascale Mathieu, et son vice-président, Nicolas Pinsault, tous deux cosignataires, figuraient déjà parmi les signataires de la pétition No Fakemed de 2018. Par ailleurs, Nicolas Pinsault est également co-auteur d’un article dénonçant comme une fraude, sans aucune preuve, l’anesthésie par acupuncture en chirurgie cardiaque [11].
En 2019 la Haute Autorité de Santé publie ses recommandations sur la lombalgie commune sans retenir l’acupuncture, malgré la solidité de son dossier scientifique et alors que plusieurs thérapeutiques à niveau de preuve inférieur sont validées [12, 13]. À titre de comparaison, la lombalgie chronique fut en 2020 la première indication d’acupuncture remboursée par le Medicare, principal système de santé public américain [14]. Il faut observer, ici aussi, que le responsable du rapport HAS, le Dr Florian Bailly, figurait parmi les signataires de la pétition No Fakemed de 2018.
En 2025 la même situation se reproduit avec la fibromyalgie : l’acupuncture n’est pas retenue, alors qu'elle est incluse au niveau international dans onze guidelines sur douze publiées depuis 2017. Dans ces deux cas l’évaluation n’a pas été loyale, sans respect des règles méthodologiques et éthiques de l’évaluation médicale.
Le discours militant #nofakemed
Une affaire de représentation, pas de science
Le corpus scientifique relatif à l’acupuncture est aujourd’hui massif, convergent et solidement étayé. Si ce corpus continue pourtant d’être nié ou relégué, c’est que le débat réel ne porte pas sur les données elles-mêmes mais sur l’image de l’acupuncture : les cadres culturels, symboliques et historiques à travers lesquels cette pratique est interprétée. Ce qui est en question est en fait une représentation préexistante de ce que l’acupuncture est censée être. La persistance de la controverse s’explique par le décalage structurel entre ces représentations héritées et les preuves produites par la recherche contemporaine.
La représentation héritée #nofakemed
Dans les années 1970–1980, le contexte culturel du New Age a constitué le terreau permettant l’émergence de la catégorie des « médecines parallèles ». Réenchantement du monde, brouillage des distinctions entre symbolique et scientifique, orientalisme diffus : ces éléments ont favorisé la formation de cette catégorie englobante, dont l’unité ne reposait pas sur une homogénéité conceptuelle, mais sur un imaginaire collectif.
À cette dynamique va répondre l’apparition d’une contre-réaction « sceptique » — skeptical movement dans les pays anglo-saxons, mouvance zététique en France —, dont l’objectif est de restaurer des frontières jugées menacées. Ce mouvement entreprend de réaffirmer une distinction stricte entre médecine scientifique et pratiques tenues pour extérieures au champ médical, reléguées d’emblée dans une position de discrédit.
Le mouvement NoFakeMed s’inscrit dans la continuité directe de cette contre-réaction. Il reprend des schèmes interprétatifs forgés dans ce contexte et prolonge une polémique ancienne, structurée par les oppositions élaborées à cette époque. Sa critique de l’acupuncture ne procède ainsi pas de l’examen des données disponibles mais d’un cadre idéologique antérieur, enraciné dans cette histoire longue.
L’acupuncture comme totem
L’acupuncture est devenue, dans l’espace public, la plus visible des pratiques classées par les No Fakemed parmi les « pseudo-médecines ». Sa notoriété, son iconographie immédiatement reconnaissable et sa présence dans de nombreux contextes médicaux ou culturels en ont fait la première image associée, dans le débat public, à l’ensemble des médecines dites parallèles.
Le sous-titre de la revue Planète, « revue du réalisme fantastique », condensait un projet intellectuel du New Age : affirmer une continuité entre savoir scientifique et traditions ésotériques. Aux yeux de la mouvance zététique, l’acupuncture cristallise de manière exemplaire cette construction oxymorique et se trouve, pour cette raison, assignée à la catégorie disqualifiante des médecines complémentaires et alternatives où elle occupe une place emblématique. Cette assignation s’est trouvée justifiée par un discours stabilisé, devenu routinier et tenu pour évident, selon lequel l’acupuncture n’aurait "ni base scientifique, ni preuves, ni effets au-delà du placebo".
L’évolution rapide du corpus scientifique de l’acupuncture percute directement cette représentation construite et établie depuis des décennies, entraînant une radicalisation des positions militantes afin d'en préserver la cohérence. Ce phénomène correspond à un mécanisme bien décrit par la sociologie des sciences dans certaines controverses : plus les preuves progressent, plus l’opposition se durcit, non parce que les données seraient faibles, mais parce que leur solidité menace un récit ancien.
L'incapacité collective à produire un discours cohérent et pertinent
Face aux accusations d’absence de preuves ou de charlatanisme, la réponse collective semblerait aller de soi : mettre en avant le corpus désormais massif de données probantes en acupuncture, tant cliniques qu’expérimentales. Or à aucun moment une réponse forte, structurée et documentée n’a été portée dans l’espace public. Le silence des responsables de l’enseignement universitaire de l’acupuncture, pourtant directement mis en question, est à cet égard particulièrement frappant.
Une révolution non intégrée
Si une réponse collective n’a pas émergé face aux critiques adressées à l’acupuncture, ce n’est pas par défaut de données mais parce que la révolution des données probantes n’a jamais été pleinement intégrée au sein de la profession ni dans ses structures d’enseignement. Cette situation est paradoxale alors que, comme nous l’avons vu, la France disposait de structures médicales et institutionnelles parmi les plus favorables. Elle est en réalité le reflet de cadres conceptuels et pédagogiques datés, demeurés inchangés et incapables d’intégrer des connaissances nouvelles.
Or une discipline médicale se caractérise précisément par sa capacité à intégrer les données qu’elle produit, à se transformer avec elles et à les mobiliser pour définir sa pratique. L’incapacité persistante à formuler une réponse collective pertinente aux critiques adressées à l’acupuncture tient à l’absence d’appropriation des preuves du fait d’un cadre hérité, devenu bloquant pour leur intégration.
Un rapport indéterminé à la médecine et à la science
Si les données probantes n’ont pas été intégrées, c’est parce que le champ de l’acupuncture entretient un rapport indéterminé à la médecine contemporaine et à la science. Cette indétermination n’est pas accidentelle : elle résulte de la coexistence, au sein du champ, de plusieurs représentations épistémologiques non hiérarchisées, qui neutralisent toute dynamique collective d’évolution.
Des représentations épistémologiques différentes
L'acupuncture peut ainsi être située :
– À l’intérieur (en dedans) : l’acupuncture est pensée comme une discipline médicale entièrement située dans le cadre professionnel, scientifique et méthodologique admis de la médecine contemporaine.
– À l’extérieur (en dehors) : elle est définie comme un système autonome qui relève d’un autre registre que celui du cadre admis.
– En position intermédiaire (dedans-dehors) : elle combine des éléments des deux registres selon un degré variable de chevauchement.
Toute prise de position épistémologique se situe nécessairement dans l’un de ces trois cadres.
Figure 2. Rapport de l’acupuncture (et de la médecine chinoise) à la médecine contemporaine : les trois représentations épistémologiques possibles.
Cette figure ne présente pas trois descriptions concurrentes d’un même objet, mais trois choix de lecture distincts. Chaque représentation repose sur des présupposés épistémologiques propres et répond à des objectifs spécifiques, qu’ils soient professionnels ou idéologiques. Ces choix de lecture n’affectent pas seulement le point de vue porté sur l’acupuncture, mais transforment le contenu même de l’objet considéré. Il en résulte des représentations incompatibles entre elles, qui ne peuvent être superposées ni articulées sans produire de malentendu.
L’objet dépend du point de vue qui le construit
La différence entre les positions épistémologiques ne porte pas sur l’objet lui-même mais sur le regard adopté pour l’observer. Ce qui est présenté comme une évidence relève en réalité d’un choix de lecture : c’est une prise de position épistémologique, même lorsqu’elle n’est pas explicitée.
L’objet n’est jamais simplement donné ; il est construit sous un point de vue. Ce point de vue organise la description, sélectionne les contenus jugés pertinents, hiérarchise les notions et détermine la manière d’interpréter les données. Ainsi, des regards différents font apparaître des objets différents.
Dans la plupart des cas, le regard adopté est hérité de la formation et non d’une réflexion explicite sur le cadre méthodologique.
L'incompatibilité des points de vue
Les positions “en dedans” et “en dehors” correspondent à deux manières opposées de situer l’acupuncture par rapport à la médecine :
- La position “en dedans” place l’acupuncture dans le cadre professionnel, scientifique et méthodologique de la médecine contemporaine. Ce cadre universaliste fournit les outils pour établir son efficacité, analyser ses mécanismes et évaluer la validité de ses concepts. L’acupuncture est comprise comme une discipline médicale, relevant des mêmes règles de preuve et des mêmes principes d’analyse que les autres disciplines.
- La position “en dehors” adopte au contraire un ensemble de présupposés qui rompent avec ce cadre. Elle repose sur un relativisme épistémologique fondé sur l’idée d’une pluralité de médecines incommensurables, chacune définie par sa propre logique. Dans cette perspective, la science est considérée comme un point de vue occidental parmi d’autres, et l’acupuncture comme un système complet, autonome et auto-référentiel, régi par une logique interne indépendante.
Ces deux cadres sont antagonistes : ils relèvent de registres épistémologiques opposés et construisent des objets différents. Le premier relève d’un système ouvert, intégrant de manière critique l’évolution des connaissances, tandis que le second fonctionne comme un système fermé, indifférent ou hostile à ces évolutions.
Le choix du cadre adopté n’est pas neutre : il reflète des objectifs sous-jacents, professionnels et/ou idéologiques. Sur le plan professionnel, la position “en dehors” met à distance les exigences méthodologiques et éthiques du cadre médical. Elle fournit ainsi la base argumentaire permettant de légitimer une pratique de l’acupuncture par des non-médecins. Sur le plan idéologique, elle repose sur une relativisation de la science, réduite au statut d’un point de vue parmi d’autres. Elle ouvre la voie à des interprétations symboliques, ésotériques ou spiritualistes traitées comme aussi légitimes que les savoirs scientifiques.
La position intermédiaire comme leurre épistémique
La position intermédiaire prétend articuler les deux registres et se présente comme un compromis raisonnable entre deux perspectives jugées radicales, l’une accusée de récuser la tradition et l’autre de récuser la science. Cette représentation n’est pas seulement discursive : elle a été institutionnalisée. Elle structure l’enseignement français depuis la création du DIU d’acupuncture en 1987 et a été reconduite, sans réexamen, lors de sa transformation en capacité en 2007 — voir encadré "La formation à l’acupuncture médicale et la construction de l’altérité" — . La plupart des acteurs du champ ne perçoivent ni l’incohérence épistémique qu’elle implique ni les effets délétères produits.
La position intermédiaire reprend en réalité le présupposé central de la position “en dehors” : celui d’une altérité constitutive de l’acupuncture. Ce présupposé place les théories traditionnelles « à part » et organise tout le dispositif autour de cette différence initiale. Dans l’enseignement, il se traduit par une entrée systématique par les fondements culturels et philosophiques de la pensée médicale chinoise, présentés comme le socle premier et incontournable de la discipline — voir encadré — . L’acupuncture est ainsi définie d’emblée par sa différence de langage, de logique médicale et de cadre conceptuel. Cette altérité, constamment mise en avant, devient un trait définitoire et non un simple contexte. Elle crée une asymétrie structurelle : le registre traditionnel est sanctuarisé comme irréductible tandis que le registre scientifique n’intervient que de manière périphérique, sans réel pouvoir de transformation conceptuelle. La position intermédiaire ne dépasse donc pas l’opposition entre les deux cadres : elle en reconduit les termes, tout en les dissimulant sous l’apparence d’une conciliation possible.
La formation à l’acupuncture médicale et la construction de l’altérité
L’acupuncture a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2010.
[…]
Objectifs
Les objectifs pédagogiques de ce diplôme sont l’acquisition des connaissances théoriques fondamentales de la médecine chinoise et de l’acupuncture.
Les enseignements dispensent les notions liées : aux fondements culturels et historiques de la pensée médicale chinoise, l’étude de la physiologie, de l’étiopathogénie et de la nosologie, l’étude des méridiens d’acupuncture, de leurs points et de leurs fonctions, et l’étude des fondements scientifiques contemporains.
Compétences visées
Les fondamentaux de la médecine chinoise et de l’acupuncture seront nécessaires à la compréhension et à l’acquisition d’un savoir théorique et pratique dispensé les années suivantes, permettant l’établissement d’un diagnostic et d’une prescription, ainsi que la maîtrise du traitement par l’acupuncture, avec ses indications et ses contre-indications.
Commentaire
1. UNESCO : la culturalisation de l’acupuncture
L’incipit met en avant l’inscription de l’acupuncture au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2010. Cette référence place aussitôt l’acupuncture dans un registre culturel, aux côtés d’autres pratiques patrimonialisées par l’UNESCO, comme la gastronomie française, le flamenco, la fauconnerie ou le tatouage polynésien. Introduire un diplôme médical par une telle catégorisation n’est pas neutre : d’emblée apparaît une tension entre un registre patrimonial régi par des impératifs de conservation et de préservation et le cadre médical de la formation, qui implique actualisation, examen critique et épreuve des faits.
2. L’installation de deux registres de savoir distincts
Par sa structuration même, l’enseignement entérine une logique d’altérité. Le programme juxtapose en effet deux registres nettement distincts : d’une part, les “fondements culturels et historiques de la pensée médicale chinoise”, présentés comme un ensemble constitué ; d’autre part, les “fondements scientifiques contemporains”, c’est-à-dire le cadre de la médecine actuelle. Le recours au terme “fondement” attribue à chacun de ces registres le statut d’un socle autonome, supposé déjà constitué. Cette mise en parallèle installe ces deux domaines comme des ordres de savoir autonomes, relevant chacune de logiques de validité propres. Elle confère de facto au registre culturel une légitimité équivalente à celle du registre scientifique. Elle instaure une imperméabilité entre les deux domaines : les preuves scientifiques n’opèrent que dans le leur et demeurent sans effet sur un corpus placé sous un autre régime de validité.
3. La constitution d’un système médical parallèle
La présentation d’une physiologie, d’une étiopathogénie, d’une nosologie et d'un diagnostic propres à la médecine chinoise renforce cette séparation en instituant un système explicatif autonome, doté de ses catégories et de sa logique interne. Ce geste est également performatif : il érige ces notions en éléments d’un ordre cohérent et distinct du modèle médical contemporain. Décrire ces catégories n’est pas problématique en soi ; le problème tient au positionnement qui les présente comme les composantes d’un système parallèle sans mécanismes d’articulation avec les critères de validation actuels.
Le cadre d’altérité porte en lui-même la controverse idéologique
Le cadre même de la formation médicale à l’acupuncture perpétue ainsi l’idée d’une altérité constitutive, héritée de la matrice culturelle du New Age. Ce cadre installe d'emblée les conditions d’une controverse idéologique durable, où les réactions hostiles trouvent leur ressort et où les données scientifiques demeurent sans prise réelle.
Dans ce cadre d’altérité, un schème narratif unique organise la manière de comprendre l’acupuncture : elle y est définie avant tout par sa différence culturelle. Mais ce schème peut donner lieu à deux jugements de valeur opposés — altérité idéalisée ou altérité disqualifiée — et c’est précisément cette polarisation qui fait que ce cadre porte en lui-même une controverse idéologique indépassable.
Ce cadre produit un effet de verrouillage caractéristique des controverses sociologiques : il ne structure pas un débat scientifique mais un conflit axiologique, c’est-à-dire fondé sur des jugements de valeur. Dans un tel régime, la preuve ne peut jouer aucun rôle décisif. Elle demeure extérieure à la dispute non parce qu’elle serait insuffisante mais parce que le cadrage même de la controverse la rend sociologiquement inopérante.
Science établie et science en construction
Le point de blocage central dans la manière de penser le rapport de l’acupuncture à la science tient à la manière dont la science elle-même est implicitement définie. Dans la plupart des prises de position, qu’elles soient favorables ou hostiles, la scientificité est pensée de façon restrictive, comme un état stabilisé du savoir. Or, cette réduction empêche de comprendre la dynamique réelle par laquelle se construisent les connaissances scientifiques. La science repose en réalité sur deux dimensions complémentaires, indissociables mais distinctes :
- La science établie regroupe les connaissances stabilisées, les modèles confirmés et les résultats reconnus.
- La science en construction désigne le travail d’enquête : formulation d’hypothèses, exploration des mécanismes, essais cliniques et révisions successives.
Ces deux dimensions ne s’opposent pas. La science établie ne surgit jamais de nulle part : elle est le produit direct d’une science en construction antérieure, c’est-à-dire d’hypothèses mises à l’épreuve, progressivement consolidées ou révisées. Une fois consolidée, elle oriente en retour la construction du savoir en définissant les questions pertinentes et les méthodes recevables. Les deux dimensions avancent ainsi ensemble, l’une produisant l’autre et l’autre redéfinissant en continu son propre champ d’investigation.
Dans cette perspective, le corpus traditionnel de l'acupuncture constitue le matériau premier de cette science en construction. Il s’agit d’un ensemble historiquement constitué, suffisamment structuré pour permettre une mise à l’épreuve méthodique de ses énoncés. Ce corpus fournit des propositions formulables comme des hypothèses : efficacité de l’acupuncture, indications possibles, modalités optimales de pratique, mécanismes d’action, pertinence opératoire ou théorique de ses catégories. La méthode scientifique agit sur ces énoncés, les évalue, les hiérarchise et les réorganise au besoin.
La conséquence pratique de ce positionnement est décisive. Le corpus traditionnel ne peut plus être appréhendé comme un ensemble homogène d’énoncés intangibles relevant d’une altérité culturelle essentialisée et immuable mais comme un matériau hétérogène, soumis à un examen critique systématique, selon des critères universels.
Inscrit dans le cadre de la médecine contemporaine, il devient un substrat interrogé par la science en construction et non un référentiel autonome échappant à l’épreuve des faits. C’est à cette condition qu’il devient possible d’intégrer de manière cohérente l’évolution des données scientifiques, tant dans la pratique que dans l’enseignement.
Conclusion : pour un texte cadre
Depuis plusieurs décennies, l’acupuncture fait l’objet de contestations persistantes alors même que son corpus scientifique s’est profondément transformé. Nous avons montré que ce décalage ne s’explique pas par un défaut de données mais par la persistance d’un cadre de pensée et de formation inadapté, qui maintient l’acupuncture dans une position périphérique ou ambiguë par rapport au champ médical. Ce décalage structurel appelle une clarification.
L’acupuncture donne lieu à une pluralité de points de vue, relevant de registres différents. La clarification ici recherchée ne consiste ni à les hiérarchiser arbitrairement, ni à les disqualifier, mais à identifier le point de vue pertinent au regard de l’objectif poursuivi. Dès lors que l'acupuncture est envisagée comme une thérapeutique appelée à être discutée, enseignée et pratiquée dans le champ médical, le point de vue médical s’impose comme cadre de référence. Ce point de vue n’est ni culturel ni idéologique : il est professionnel et savant, orienté vers un objectif professionnel et savant et inscrit l’acupuncture dans l’espace de responsabilité, de rationalité et d’évaluation propres à la médecine.
Cette clarification appelle un travail de formalisation d’un point de vue médical partagé, qui devrait prendre la forme d’un texte cadre, élaboré et construit collectivement. On peut en proposer ci-dessous les éléments structurants :
Principes directeurs d'un texte cadre
Définir l’objectif du texte cadre : penser, enseigner et pratiquer l’acupuncture comme une discipline relevant du champ médical, appelée à trouver sa juste place dans les systèmes de soins.
Adopter explicitement un point de vue médical, professionnel et savant comme cadre légitime de discussion, d’enseignement et de transmission.
Inscrire l’acupuncture dans un espace commun de rationalité, de méthode et de responsabilité éthique, partagé par l’ensemble des pratiques médicales.
Considérer l’altérité comme une catégorie non opératoire pour penser la place de l’acupuncture en médecine et tenir à distance toute lecture fondée sur une mise en altérité, sans nier pour autant son inscription historique et culturelle, qui relève de l’histoire des savoirs et non du jugement médical.
Définir le statut du corpus issu de la médecine chinoise comme un ensemble historiquement constitué d’énoncés formulables en hypothèses, rationnelles et réfutables, et non comme un système doctrinal clos ou intangible.
Soumettre ces hypothèses à une évaluation fondée sur les niveaux de preuve, les effets cliniques, la pertinence opératoire et la capacité explicative, indépendamment de leur origine et de leur ancienneté.
Redéfinir la structure, les contenus et leur hiérarchie dans l’enseignement et la transmission de l’acupuncture afin de les aligner sur ce cadre médical, professionnel et savant et d’assurer la cohérence entre les savoirs enseignés, les pratiques cliniques et les exigences de responsabilité médicale.
Préciser que le texte cadre n’a pas pour vocation de clore le débat scientifique mais d’en fixer les conditions, afin de permettre une approche rigoureuse, cohérente et responsable de l’acupuncture dans le champ médical.
Dr Johan Nguyen
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Mots-clés : Anthropologie - Evaluation- méthodologie - Sceptiques - Systèmes de soins
