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131- Comment des points hors méridiens peuvent-ils être situés sur des méridiens ?

Les points d'acupuncture sont classés en deux grandes catégories : les points qui appartiennent aux méridiens et les points hors méridiens (HM). Cependant, certains points HM sont clairement localisés sur des méridiens. Nous nous proposons d'examiner ce paradoxe.

  • Un exemple emblématique est le point Yintang classé comme HM mais positionné de manière évidente sur le trajet du Vaisseau Gouverneur.
  • La description de la localisation d'un point HM est souvent insuffisante pour le positionner par rapport à un méridien. L'analyse devient plus simple si on se limite aux points de la ligne médiane, parcourue par les Vaisseaux Conception (VC) et Gouverneur (VG). Dans sa compilation, Li Su Huai identifie 157 points médians (non bilatéraux) : 52 points appartenant au VC (n=24) et au VG (n=28) et 105 points HM. Ainsi, 67 % des points situés sur cette ligne méridienne médiane sont classés comme HM [1].
  • Un examen des planches académiques les plus complètes intégrant les points HM révèle que, sur un total de 233 points HM représentés (en vue de face et vue postérieure), 72 (30 %) sont explicitement localisés sur des trajets de méridiens [2].
  • Parmi les 20 points HM les plus cités comme essentiels, 6 (30 %) sont, en raison de leur description, nécessairement situés sur un trajet de méridien : Yintang, Sishencong antérieur et postérieur, Shanglianquan, Shiqizhui, Lanwei, et Dannang [3].
  • En 2013, Zhu examine 108 publications portant sur une application clinique de points HM (2007-2012) [4]. Sur 123 points HM utilisés et décrits, 48 (39 %) sont situés sur un trajet méridien.

La présence de points hors méridiens situés sur les trajets des méridiens n’est donc pas un phénomène marginal, mais bien un aspect significatif qui interroge la cohérence de la classification des points d'acupuncture.

Les points méridiens

L'analyse de l'évolution au cours de l'histoire du nombre de points méridiens montre, certes une incomplétude initiale, mais ensuite une systématisation très précoce et relativement stable :

  • L'ensemble des points méridiens tel que nous le connaissons aujourd'hui n'a pas été établi d'emblée. Dans le Neijing, seulement 160 points sont mentionnés. Ce nombre a progressivement augmenté pour atteindre les 361 points actuels, une formalisation qui ne sera achevée qu'en 1822 dans le Zhen Jiu Feng Yuan (figure 1).
  • Inversement dès le IIème siècle avec le Jia Yi Jing 349 points sont répertoriés, représentant 97 % des 361 points méridiens d'aujourd’hui.
  • Au cours des seize siècles suivants, seulement 12 points hors méridiens sont incorporés dans cet ensemble, montrant une certaine stabilité.
  • Ce constat amène à se demander pourquoi cette intégration est restée si restreinte, contrastant avec l'important nombre de points HM localisés sur le trajet de méridiens.
  • Enfin, on peut observer, incidemment, que le nombre symbolique de 365 points mentionnés dans le Neijing aurait pu être facilement atteint, ce qui suggère l'absence d'intérêt académique de la question.

Les points hors méridiens

  • Dès le Neijing, certains points, ultérieurement classés comme HM, sont décrits mais sous des appellations différentes de celles utilisées actuellement : par exemple, Yintang, le « point entre les deux sourcils », Jinjin et Yuye, les « deux vaisseaux sous la langue », ou Shixuan, les « extrémités des dix doigts » [6]. Cependant, le Neijing ne fait pas de distinction formelle entre points « ordinaires » et points « extraordinaires ».
  • Les ouvrages ultérieurs décrivent un nombre variable de points HM, et le premier traité à leur dédier un chapitre spécifique est relativement tardif avec le Qi Xia Lang Fang en 1449. Les grandes compilations des points HM datent de l’époque moderne (figure 2).
  • Un aspect distinctif des points HM, souligné par Li BJ [7], est leur origine, pour beaucoup dans la médecine populaire en dehors des cercles académiques, ou dans des traditions locales et des lignées familiales. Ces points ont été découverts et transmis pour traiter des pathologies spécifiques dans un cadre empirique, sans grandes considérations théoriques. C'est ce qui explique un ensemble moins bien codifié dans son contenu, aux contours flous et évolutifs.

La présence de points HM situés le long des trajets méridiens pose un problème de cohérence théorique.

Nous l'avons vu, au fil du temps, des points HM ont été intégrés dans le système des méridiens, mais de manière très parcimonieuse. De même des tentatives de rattachement ont échoué, en particulier sous les dynasties Ming et Qing. Ainsi, certains points, comme Yintang, ont pu être associés au Vaisseau Gouverneur, Taiyang au méridien de la Vésicule Biliaire ou du Triple Réchauffeur, Weiguanxiashu au méridien de la Vessie, ou Jinjin et Yuye au méridien des Reins [7]. Compte tenu du nombre élevé de points HM, on perçoit facilement les limites de ces tentatives d’intégration, qui soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses.

La distinction entre points méridiens et points HM peut être envisagée d'un point de vue spatial ou fonctionnel. Pour intégrer les points HM dans le système des méridiens, il est souvent énoncé qu'ils seraient situés sur les vaisseaux secondaires et les ramifications, mais cela ne répond pas à la question de points HM situés sur des méridiens principaux. Une distinction classique attribue aux points HM une action locale ou symptomatique, tandis que les points méridiens auraient une action systémique, "énergétique", dont les méridiens seraient les vecteurs. Mais l’analyse montre que nombre de points méridiens n’ont que des indications locales et qu'inversement des points HM peuvent avoir des indications étendues.

La dénomination de points « curieux » ou « extraordinaires » ne renvoie pas nécessairement à leur localisation « hors méridiens » ; elle peut tout autant souligner le caractère spectaculaire de leur action, ainsi par exemple Luozhen dans le torticolis, ou Yaotong dans le lumbago. Mais ce n'est pas le cas pour bien d'autres et des points méridiens peuvent tout aussi bien avoir une action d'une rapidité marquante, comme le 3IG ou le 26VG.

La problématique abordée met en lumière une tension entre tradition empirique et systématisation théorique, tension qui traverse toute l’histoire de l’acupuncture jusqu'à aujourd'hui.

Si on considère l'ensemble des 1566 points d'acupuncture répertoriés [1], les 361 points de méridiens n'en représentent que 23,6%. Cette donnée invite à un renversement de perspective : les points HM sont en fait des points "ordinaires" et les points des méridiens des points "extraordinaires". Dans l'ensemble des points d'acupuncture, les points méridiens ne sont qu'un sous ensemble de points historiquement rattachés à la théorie des méridiens.

Cela amène à penser différemment points et méridiens en les envisageant comme deux cadres théoriques distincts, autonomes, et de nature différente.

Les points comme théorie première

L'acupuncture est une discipline thérapeutique. Quel que soit le praticien ou le contexte de la pratique, l'acte thérapeutique repose toujours sur la stimulation de points d'acupuncture. Ainsi, le Collège Français d’acupuncture et de MTC a défini l’acupuncture comme un « terme générique désignant l’ensemble des techniques de stimulation des points d’acupuncture à visée thérapeutique ». Cette définition repose sur trois éléments essentiels et interdépendants : 1) la localisation du point, 2) les modalités physiques ou physico-chimiques de la stimulation, et 3) les indications thérapeutiques.

La tradition médicale chinoise et son vaste corpus constitue la référence fondamentale et incontournable. C'est elle qui a répertorié un ensemble conséquent de points, décrit les modalités de stimulation et posé les indications. A partir de ce socle empirique et pragmatique, l'objectif de la communauté médicale est de définir précisément l'ensemble des points d'acupuncture pertinents, de valider - ou pas - les indications, de déterminer les modalités optimales de stimulation (quels points et quelle stimulation pour quelle pathologie ?) et enfin d'explorer les mécanismes d'action sous-jacents.

La définition de l'acupuncture induit la définition du point. Un point d'acupuncture est un point dont la stimulation a un effet thérapeutique. Cela signifie que l'ensemble des points d'acupuncture n'est pas un ensemble fermé, mais un ensemble ouvert et évolutif. C'est bien ce que l'on observe dans l'histoire de l'acupuncture avec la description progressive de point curieux, points nouveaux ou l'incorporation d'éléments d'origine européenne (l'acupuncture auriculaire).

Le concept de point est définitoire de l'acupuncture ; il est nécessaire et suffisant. Il est suffisant en vertu du principe de parcimonie : à lui seul, il permet de rendre compte de la pratique de l'acupuncture, de son évaluation et de son explication.

  • Le principe de parcimonie, ou rasoir d’Ockham, est énoncé par la maxime latine Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem (« Les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire »). En science, ce principe encourage à ne retenir que les entités, hypothèses et concepts strictement nécessaires pour expliquer un phénomène. Autrement dit, il préconise de privilégier les hypothèses les plus simples, tant qu’elles permettent d'expliquer adéquatement les observations et les données.
  • La définition de l’acupuncture comme stimulation de points d’acupuncture à visée thérapeutique découle elle-même de l’application du principe de parcimonie. Elle introduit uniquement les éléments nécessaires et suffisants, permet de réduire la complexité théorique à l'essentiel et de servir de pivot et de porte d'entrée aux investigations cliniques et expérimentales. A ce stade il est inutile, voire contre-productif, de superposer d’autres concepts.
  • Le point devient un objet pragmatique permettant la pratique, et son évaluation, sans imposer de cadre conceptuel particulier.

Les méridiens comme théorie incidente

Une théorie historiquement distincte. Dans les manuscrits de Mawangdui, les plus anciens documents écrits sur la médecine chinoise, les méridiens sont systématisés et décrits, tandis que les points d'acupuncture n’y apparaissent pas. Cela laisse à penser qu'à l'origine, les concepts de méridiens et de points d'acupuncture étaient considérés séparément.

Faiblesse pratique de la théorie des méridiens. En analysant en détail la réalité des pratiques en acupuncture dans la littérature internationale, on constate que le concept de méridien est rarement sollicité de manière directe et explicite. Lorsqu'il est mentionné, c'est souvent par convention rhétorique et a posteriori, et non comme base effective à la pratique. Il existe un décalage notable entre l'importance théorique accordée aux méridiens dans la formation des acupuncteurs et leur place réelle dans la pratique clinique.

Une théorie non nécessaire. Si l’on envisageait une réfutation complète de la théorie des méridiens, l’impact collectif sur la pratique de l’acupuncture serait très limité. En d'autres termes la pratique, l'efficacité ou le mécanisme d'action de l'acupuncture ne reposent pas sur la confirmation ou la réfutation de la théorie des méridiens.

Une théorie incidente. Une théorie non nécessaire n'est pas une théorie inutile, et n'implique pas son abandon. Une théorie incidente est une théorie complémentaire, autonome qui doit être explorée pour ses qualités intrinsèques mais qui ne s'impose pas comme structure indispensable. Les méridiens gardent une double valeur, heuristique et opératoire :

  • La théorie des méridiens apparait comme un modèle historique qui a facilité la description, l'unification et l'explication d'observations et phénomènes hétérogènes. Le concept général de méridien englobe ainsi diverses acceptions, chacune se rapportant à des sous-concepts distincts, non nécessairement interdépendants. Chacun est un objet d'étude indépendant et nécessite une analyse séparée avec des outils méthodologiques propres :
    • les méridiens comme structure (histologique, cellulaire, biomoléculaire…),
    • les méridiens comme modalité d'organisation de points d'acupuncture (points méridiens),
    • les méridiens comme voie de conduction (physiologique, pathologique, thérapeutique),
    • les méridiens comme phénomène clinique (sensation propagée le long des méridiens, dermatoses méridiennes…),
    • les méridiens comme entité clinique (syndromes méridiens),
    • les méridiens comme cibles thérapeutiques (pharmacologie traditionnelle).
  • Un certain nombre de pratiques s’appuient expressément sur la théorie des méridiens (principaux, curieux, tendino-musculaires), lui conférant alors une valeur opératoire. Mais ces pratiques, marginales dans la littérature, doivent être interrogées pour elles-mêmes, en tant que modalité particulière d'acupuncture.

En l'état, la théorie des méridiens est une théorie incidente, autonome et d'une nature différente de celle des points.

La théorie des points (l'action thérapeutique de la stimulation de points définis) est la théorie nécessaire et suffisante de l'acupuncture. La théories des méridiens est une théorie incidente, autonome.
Figure 3. La théorie des points (l'action thérapeutique de la stimulation de points définis) est la théorie nécessaire et suffisante de l'acupuncture. La théorie des méridiens est une théorie incidente, autonome.
  • Une thérapeutique se définit par sa réalité pratique, observable et évaluable, et non par les concepts théoriques, variables et évolutifs, qui peuvent l'entourer.
  • En définissant l’acupuncture par les points, on met en avant une neutralité théorique, une base commune susceptible de transcender les différents points de vue. Cela permet de recentrer l’acupuncture sur son objectif thérapeutique et offre un fondement solide et cohérent pour la recherche scientifique. Ce cadre laisse la porte ouverte à tous les enrichissements et explorations possibles à partir d'autres concepts.
  • Toutes les théories et les concepts qui traversent l'acupuncture n'ont pas le même impact sur la pratique ni la même valeur épistémologique. Le concept de point est nécessaire et suffisant pour répondre aux problématiques de l'acupuncture en tant que thérapeutique. Les méridiens, mais tout aussi bien les autres concepts (yinyang, wuxing, zang-fu, qi….) sont des théories incidentes ou complémentaires qui, dans tous les cas, ouvrent des perspectives à explorer (figure 4).
  • Envisager l’acupuncture et la médecine chinoise comme un système complet et fermé où toutes les théories seraient strictement interdépendantes — des grands principes cosmologiques jusqu’aux points d’acupuncture — relève d’une illusion. C'est une construction orientaliste qui fige l'acupuncture dans un cadre idéologique, permettant toutes sortes d’instrumentalisations.
  • Cette vision datée a un impact direct sur la formation du médecin acupuncteur en France. En commençant cette formation par le récit d'une altérité fondamentale de la médecine chinoise ancrée dans sa culture, en présentant la pratique de l’acupuncture comme nécessairement fondée sur un socle théorique monolithique et incontournable, de fait surinterprété, on fausse la compréhension de l’acupuncture en tant que thérapeutique et on biaise son rapport à la science.
  • Enfin, pour répondre à la question initiale : comment un point hors méridien peut-il être situé sur un méridien ? Tout simplement parce qu’un méridien est décrit, fortuitement, comme passant par là. Points et méridiens relèvent de concepts médicaux distincts.
Les points et leur stimulation sont le cœur de la pratique de l'acupuncture. C'est bien à partir d'eux que se développe la recherche clinique et expérimentale. La théorie des méridiens, mais tout aussi bien les autres théories  sont des théories incidentes ou complémentaires avec des impacts pratiques variables, et qui dans tous les cas ouvrent des perspectives à explorer.
Figure 4. Les points et leur stimulation sont le cœur de la pratique de l'acupuncture. C'est bien à partir d'eux que se développe la recherche clinique et expérimentale. La théorie des méridiens, mais tout aussi bien les autres théories sont des théories incidentes ou complémentaires avec des impacts pratiques variables, et qui, dans tous les cas, ouvrent des perspectives à explorer.

Dr Johan Nguyen et Dr Claude Pernice

Références

  1. Li Su Huai. Points 2001. Taipei: China Acupuncture and Moxibustion Supplies. 1976.
  2. Anonymous. An Explanatory Book of the Newest Illustrations of Acupuncture Points. Hong Kong: Medicine and Health Publishing Co; 1974.
  3. Pernice C, Nguyen J. Les points hors-méridien essentiels. Acupuncture Preuves & Pratiques. Mars 2024. |URL| 🔓
  4. Zhu C, Meng X, Piao S, Zhang X, Guo Y, Li G, Chen Z. [Discussion on necessity of standardization for nomenclature and location of extraordinary acupoints]. Chinese Acupuncture & Moxibustion. 2013;33(4):321-323.
  5. Guillaume G et al. Dictionnaire des points d’acupuncture. Tome 1. Paris: Guy Tredaniel; 1995.
  6. Lin Shi Shan. Points d’acupuncture curieux anciens (selon les sources chinoises anciennes et modernes). Forbach: Institut Yin-Yang. 2010. |URL|
  7. Li BJ, Chen JP, Xu RB, Liang JY, Shi XX, Kong WZ, et al. General review of the literature theory of the Extra ordinary point. Zhonghua Zhongyiyao Zazhi (CJTCMP). 2023;38(3):1305-1312.

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Mots-clés : Méridiens - Points


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