« On ne connaît pas complètement une science tant qu'on en sait pas l’histoire » AUGUSTE COMTE.
Le GERA et ses outils documentaires
Le GERA a été créé en 1975. Dès le départ, il a adossé son activité à une bibliothèque puis à un centre de documentation visant à répertorier et mettre à disposition l'ensemble de la littérature disponible dans le domaine de l'acupuncture et de la médecine chinoise. Des outils documentaires uniques ont ainsi été élaborés : base de données Acudoc2, site encyclopédique ∑- Sciences médicales chinoises, et Centre de preuve en acupuncture. Sa bibliothèque dispose à l'heure actuelle de plus de 150.000 documents.
Ces outils documentaires sont donc la particularité du GERA, mais pourquoi cette singularité ? C’est que le GERA a été le témoin et le produit d'un moment particulier de l'histoire de l'acupuncture.
Une explosion dans la littérature scientifique
La décennie des années 70, au cours de laquelle le GERA a été créé, est un moment de bascule pour l'acupuncture avec une véritable explosion de la production scientifique et académique. La figure 1 illustre ce moment.
La pauvreté des sources disponibles pour les acupuncteurs au début des années 1970 conduit le GERA à une recherche et une exploration systématique de la littérature. Effet induit, cette analyse systématique fait très tôt prendre conscience de la révolution quantitative et qualitative alors en cours. Notons que ce qui se produit dans le champ de l'acupuncture n'est jamais, en fait, qu'une réplique localisée de ce qui se produit dans l'ensemble de la médecine.
Le regard porté sur l'acupuncture ne pouvait qu'être modifié par cette brusque irruption de connaissances, tout au moins pour celui qui avait décidé d'y porter attention.
Emergence d’une acupuncture clinique et expérimentale
L'explosion quantitative dans la littérature scientifique et académique s'accompagne d'une révolution qualitative [figure 2]. Avant les années 70, les publications cliniques en acupuncture se limitaient à des rapports de cas, à des petites séries. Le mécanisme d’action était rapporté spéculativement aux "réflexothérapies".
Le basculement s’est traduit par l’apparition d’une acupuncture clinique progressivement basée sur les principes de ce qui allait devenir la médecine fondée sur les preuves (EBM). Le premier essai contrôlé randomisé en acupuncture est ainsi publié en 1973, la première méta-analyse en 1989. En 2023, nous disposons de plus de 15000 essais contrôlés randomisés, de 2500 revues systématiques, et de 500 recommandations de bonne pratique concernant l'acupuncture [Centre de preuves en acupuncture].
Dans le même temps émerge une acupuncture expérimentale. C'est la conséquence du développement des techniques de neurophysiologie puis de celles du champ plus large des neurosciences. L’acupuncture expérimentale se développe ainsi autour de trois axes : 1) les modèles animaux, 2) la neuroimagerie et 3) la biologie moléculaire. La publication princeps sur l’implication des endorphines dans le mécanisme de l’acupuncture, par exemple, est publiée en 1976.
Là encore, ce qui se produit dans le champ de l’acupuncture n'est jamais que l’image, légèrement décalée, de ce qui se produit dans l’ensemble de la médecine. Comment penser d'ailleurs que cette évolution générale de la médecine serait sans conséquence sur l'acupuncture ? … Sauf à penser que l’acupuncture est sans lien avec la médecine et la science.
Le contexte politico-historique
En arrière plan de ce basculement se place un évènement politico-historique déterminant : le voyage de Nixon en 1972 et l’ouverture de la Chine qui y fait suite [figure 3]. Cette ouverture entraîne celles des institutions médicales chinoises, avec pour les occidentaux, un accès à l'acupuncture institutionnalisée de la Chine moderne, aux savoirs et aux pratiques de la médecine chinoise.
La tension dans l’acupuncture française
Ces savoirs et pratiques issus de la Chine elle-même vont progressivement diffuser en Occident au cours des années et décennies suivantes. Nguyen Van Nghi a anticipé cette ouverture dès 1971 [encadré] avec la publication de son livre "Pathogénie et pathologie énergétiques en médecine chinoise" [1] et la réalisation des toutes premières interventions chirurgicales sous anesthésie par acupuncture .
Les années 70 se traduisent en France par un fort développement de l'acupuncture, mais aussi par une forte tension avec les différentes formes d'acupuncture établies précédemment. Parmi elles, au tout premier plan, l'acupuncture élaborée par Soulié de Morant dans les années 1930 [figure 4]. La problématique de l'époque est symbolisée par ce propos de Niboyet (élève de Soulié de Morant) rapporté par Borsarello suite à la publication du livre de Nguyen Van Nghi :
"Il n'y a d'acupuncture que la nôtre, elle est dans le livre de Soulié de Morant" [2].
Un autre facteur important du développement de l'acupuncture ces années-là, en France comme en Occident, est le contexte culturel du mouvement New Age. Ce courant spiritualiste va très fortement imprégner l'acupuncture française. Une acupuncture "New Age" s'invente ainsi, l'Occident y projette tous ses fantasmes sur la Chine et l'Orient. Cela conduit à la construction idéologique d'une "altermédecine" en opposition à la médecine occidentale et à la science.
Apparait ainsi une double tension entre des savoirs et pratiques différents mais également entre des cadres conceptuels différents. De nombreux acupuncteurs vont donc considérer l'acupuncture de Soulié de Morant comme la véritable acupuncture originelle, et celle des institutions médicales chinoises comme une forme dénaturée répondant à une injonction du pouvoir communiste.
Ce narratif est en fait une inversion : l’histoire de Soulié de Morant est une mystification [3], et l'acupuncture New Age une reconstruction autour de l'ésotérisme occidental, et particulièrement celui de René Guénon [4, 5].
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Conséquences sur les contours et les contenus de l’acupuncture
Après les années 70 apparait progressivement un considérable corpus de publications sur l'acupuncture, tant sur les textes classiques que sur la recherche clinique et expérimentale, travail d'une communauté savante, médicale et scientifique. Il est difficile de penser que cela serait sans aucune conséquence sur l'acupuncture en France et nous impose une réflexion et une clarification.
La clarification première est celle de la définition de notre cadre de travail commun. En tant que médecins l'acupuncture ne peut s'inscrire que dans un cadre rationnel, médical, professionnel, et savant [figure 5]. C’est en effet la condition essentielle afin que nous puissions nous comprendre, d’une part entre nous médecins acupuncteurs, et d’autre part avec nos pairs et les autres professionnels de santé. Se placer dans ce cadre médical a deux implications :
1) La mise à distance de tous les présupposés attribués à la médecine chinoise pour la caractériser. Par présupposés, nous entendons toutes les représentations idéologiques, donc hors champ.
2) L' analyse critique collective de toutes les théories et pratiques. Il s'agit d'une double confrontation aux sources classiques d’un côté, et aux données factuelles de l’autre, faisant référence à deux champs de travail distincts.
Renversement épistémologique
Placer l'acupuncture dans un strict cadre médical ne va pas de soi car cela impose ce qu'on peut appeler un renversement épistémologique par rapport au modèle d’une altermédecine pensée et enseignée couramment [figure 6].
Cette altermédecine énoncée comme étant "autre" est définie par nature extérieure à la "médecine conventionnelle". Elle n'a plus dès lors à répondre aux normes communes scientifiques et éthiques, suscitant un inévitable conflit. L'altermédecine est conçue comme un système complet et fermé où tous les énoncés sont des postulats solidaires et invérifiables, et où les théories surplombent et commandent les pratiques.
Il convient de déconstruire ces représentations, d’affirmer le primat et l'autonomie des pratiques et du factuel ; de désolidariser pratiques et théories, théories et idéologies ; de distinguer les théories réellement mobilisées dans les pratiques des théories vides ; d’affirmer les énoncés comme hypothèses et non comme postulats. Beaucoup de théories de la médecine chinoise considérées comme centrales et définitoires ne sont en fait mobilisées que dans un petit nombre de pratiques marginales, montrant bien leur caractère relatif et second.
Ce renversement conduit à penser l’acupuncture non comme une médecine en soi mais comme une discipline thérapeutique dans le champ médical. Comme toutes disciplines elle comporte des pratiques et des savoirs opératoires à mettre nécessairement en relation avec les savoirs et les pratiques de l’ensemble de la médecine. Ce renversement met en opposition l'immuabilité, l'isolement et la stérilité d'une altermédecine à l'évolutivité, la fécondité et l'efficacité d'une discipline médicale.
Il faut ainsi prendre les choses à l'envers ou plutôt les remettre à l'endroit. Notre objet d'étude est l'acupuncture réelle et concrète, telle qu'elle est effectivement pratiquée et non pas telle qu'elle est fantasmée.
De quoi l'acupuncture est-elle le nom ?
Définir l'acupuncture par des éléments de caractère culturel ou idéologique sous-tend des objectifs idéologiques, et par là même est source évidente de controverse.
Dans le cadre médical et d'un point de vue pragmatique l'acupuncture se définit comme étant la "stimulation à visée thérapeutique de points d'acupuncture ". Cela induit un énoncé homologue : "le point d'acupuncture est la zone somatique dont la stimulation a un effet thérapeutique".
Ces définitions pragmatiques soulignent que l'acupuncture est la mise en jeu d'un phénomène biologique. Le rôle de la communauté médicale est d'en déterminer 1) la réalité (c'est-à-dire l'efficacité de l'acupuncture), 2) les modalités de sa mise en action (c'est-à-dire la topographie et les caractéristiques de la stimulation en fonction de la pathologie), et 3) ses mécanismes.
La communauté médicale ne part pas d'une feuille blanche. Il existe sur l'acupuncture un imposant corpus savant d'énoncés et de données empiriques constituant le point de départ et le cœur de la discipline thérapeutique [figure 7]. On ne peut faire abstraction de ce corpus ou le récuser a priori comme prétend le faire "l'acupuncture médicale occidentale" [8]. C'est un contresens. On ne peut davantage l'interpréter naïvement en le prenant au pied de la lettre sans tenir compte de l'époque où il a été produit. De même dans le cadre médical, il n'est pas légitime de le surinterpréter pour l'instrumentaliser dans un débat idéologique [9].
Conclusion
En un demi siècle notre génération a ainsi été témoin d'une transformation radicale du statut médical et scientifique de l'acupuncture. Pour cette transformation deux facteurs étaient nécessaires :
- L'apparition dans le champ médical des outils cliniques et techniques permettant de démontrer l'efficacité de l'acupuncture (les essais contrôlés randomisés et l'EBM) et d'approcher son mécanisme d'action (les neurosciences et la biologie moléculaire).
- Une communauté de praticiens, de cliniciens et chercheurs pleinement convaincus de l'unité et universalité de la médecine et qui ont fait de l'acupuncture et son corpus un objet de science en y appliquant systématiquement les nouveaux outils cliniques et techniques.
Drs Claude Pernice & Johan Nguyen
Ce texte est issu pour partie de la conférence de Claude Pernice au congrès de l'Association Française des Sages-Femmes Acupunctrices (AFSFA) (Mars 2023) [10].
Références
- Nguyen Van Nghi. Pathogénie et pathologie énergétiques en médecine chinoise. Traitement par acupuncture et massages. Marseille : Don Bosco,. 1971:704P. [3774].
- Borsarello J. Mes combats pour l’acupuncture. Paris: Albin Michel. 1994. Page 87.
- Nguyen J. La réception de l’acupuncture en France, une biographie revisitée de George Soulié de Morant (1878-1955). Paris: l’Harmattan. 2012: 220p. |URL| 🔓
- Nguyen J. Le discours ésotérique dans notre champ professionnel : pièces de dissection choisies et ordonnées. Acupuncture & Moxibustion. 2017;16(1):50-66. [195810]. |URL| 🔓
- Nguyen J. Rompre avec le discours ésotérique dans notre champ professionnel : un impératif éthique. Acupuncture & Moxibustion. 2017;16(1):67-78. [189898]. |URL| 🔓
- Nguyen J. 1929 : la tentative avortée « d’abolition » de la médecine chinoise. Acupuncture & Moxibustion. 2018;17(2):151. [100231]. |URL| 🔓
- Unschuld PU. Médecines chinoises. Catalogue de l’exposition du Parc de la Villette, Paris 18 avril-8 juillet 2001. Montpellier: Indigène Edition; 2001.
- Nguyen J. L’ « acupuncture médicale occidentale » dans les bouffées de chaleur ? Acupuncture, Preuves & Pratiques. Juin 2020. |URL| 🔓
- Nguyen J. La médecine intégrative et la psycho-spiritualisation de l’acupuncture. Acupuncture, Preuves & Pratiques. Décembre 2023. |URL| 🔓
- Pernice C. L’acupuncture en obstétrique. Réflexions sur une méthodologie d’analyse. Séminaire de l’Association Française des Sages-Femmes Acupuncteurs. Saint Malo. Mars 2023 |URL| 🔓
Mots-clés : Histoire