L’épidémie de peste de Mandchourie, 1910-1911.
L'hiver 1910-1911 une terrible épidémie de peste se déclare en Mandchourie. Partie de la frontière sibérienne, elle se propage rapidement vers le sud, le long de la ligne du transsibérien, atteignant successivement les villes d'Harbin (27 octobre), Changchun (31 décembre), Shenyang (Moukden, 2 janvier), Dalian (4 janvier) et Tianjin (13 janvier). La région est un enjeu international important avec des zones sous administration russe (Harbin) ou japonaise (Dalian) et à Tianjin des concessions occidentales, notamment française, anglaise, allemande et américaine.
Dr Wu Lien-teh [Wu Liande], jeune directeur adjoint du Collège impérial de médecine militaire de Tianjin, est nommé par les autorités chinoises pour diriger les opérations sanitaires. Il arrive le 24 décembre 1910 à Harbin dans le quartier sous administration chinoise (Fujiadian). Le 27 il réalise l'autopsie d’une patiente et découvre une atteinte pulmonaire avec bacillis pestis. Il ne s’agit donc pas d’une forme classique bubonique, mais d’une peste pulmonaire. La contagion se fait non pas par les rats et les puces mais par voie aérienne et propagation interhumaine. Dès lors la conséquence rationnelle pour Wu était la nécessité du port d'un masque.
Chine-France épisode 1: La mort de Gérald Mesny
Devant la gravité de l'épidémie, et compte tenu du contexte international, les autorités chinoises ont également demandé l’appui de médecins étrangers. Le 2 janvier 1911, le Dr Gérald Mesny, français, médecin de marine et directeur de l’École de médecine de Pei-Yang (Tientsin) arrive à Harbin. Du fait de son statut et de son expérience, il entend remplacer Wu à la tête des opérations et intervient auprès du vice-roi de Mandchourie Xi Liang en ce sens (figure 2).
Wu et Mesny se rencontrent alors ; Wu expose à Mesny ses observations et ses préconisations dont le port d’un masque de gaze de coton. Mais Mesny défend l’idée d’une propagation par les rats telle que l’avait démontrée Yersin et Simond et comme cela a été observé dans des épidémies récentes à Tientsin, Hong Kong, en Inde ou en Indochine.
Parlant de lui à la troisième personne, Wu a raconté leur confrontation dans ses mémoires [2] :
"Le Dr Wu était assis dans un grand fauteuil rembourré, essayant de sourire pour minimiser leurs différences. Le Français était excité et continuait de faire les cent pas dans la pièce surchauffée. Soudain, incapable de se contenir plus longtemps, il fait face au Dr Wu, leva les deux bras de manière menaçante, et les yeux exorbités s'écria: : « Toi, toi le Chinois, comment oses-tu te moquer de moi et contredire ton supérieur ? » C'était une explosion extraordinaire et une attitude étrange entre confrères, aussi divergentes que puissent être leurs opinions".
Ce récit est bien sûr la version de Wu, mais elle est le reflet de sa perception du contexte. En 1903 Il avait travaillé à Paris à l'Institut Pasteur auprès d'Elie Metchnikoff (prix Nobel 1908).
Finalement Wu est confirmé par le vice-roi Xi Liang dans ses fonctions. Mesny reste sur place et entreprend de visiter l’hôpital russe, naturellement sans masque. Il est contaminé et meurt le 11 janvier. Ce décès d’une telle personnalité médicale étrangère a un impact considérable sur l'appréhension de l’épidémie et crée à Harbin un début de panique. La première conséquence a été la rapide diffusion du port du masque dans le personnel soignant puis dans la population. "Tout le monde en portait dans la rue, sous une forme ou une autre" rapporte Wu [1]. Le décès de Mesny a servi de déclencheur.
Pour qui s'intéresse à l'histoire de la médecine chinoise et de l'acupuncture, Wu Lien-teh et Xi Liang ne sont pas des inconnus. Wu Lien-teh est co-auteur de History of chinese medicine, livre princeps sur l'histoire de la médecine chinoise [3], et accessoirement la cible de Soulié de Morant qui le décrit comme "chinois déchinoisé" [4]. Le vice-roi de Mandchourie Xi Liang, lui, était précédemment en poste au Yunnan (1906-1909) et aurait attribué à Soulié de Morant, au dire de ce dernier, un haut titre mandarinal, le globule de cristal en reconnaissance de sa compétence en acupuncture [4] , |
Chine - France épisode 2: La conférence de Mukden
Dès la fin de l’épidémie, une conférence internationale se tient à Mukden (maintenant Shenyang), la toute première conférence médicale internationale en Chine. Elle vise à tirer les leçons de l’épidémie et à élaborer des préconisations pour faire face aux épidémies futures.
La conférence réunit 33 experts de 11 pays. Sont présents pour le Japon Kitasato, dont le statut de co-découvreur avec Yersin de Yersinia pestis en 1894 est discuté, Wu pour la Chine et Zabolotnyj pour la Russie. Charles Broquet (1876-1964), médecin de marine comme Mesny et vice-directeur de l’institut Pasteur de Saigon ainsi que Joseph Chabaneix (1870-1913) également médecin de marine et collègue de Mesny à l'école de médecine de Tientsin représentent la France.
La question des masques vient bien sûr en discussion.
Wu a élaboré un masque largement utilisé durant toute l'épidémie. Son modèle est issu des masques de protection chirurgicaux de l'époque, mais il leur a ajouté deux couches de gaze et de coton absorbant, et un triple système d'attache par cordelette. Cela permettait de le maintenir en place sur la durée et dans les difficiles conditions du froid de l’hiver mandchou. Il avait l’avantage de pouvoir être très facilement fabriqué à partir de matériaux bon marché.
Broquet critique le masque de Wu en ce qu'il ne protège pas les yeux, une contamination pouvant alors se faire par la conjonctive : "Ce type de masque ne protège pas l'ensemble du visage. Je pense qu'il faudrait adopter un masque qui protège tout le visage" [5].
Il propose un masque complet couvrant l'ensemble du visage sur le modèle de celui des médecins du moyen-âge lors des épidémies de peste [figure 4].
Finalement la Conférence adopte le masque de Wu dans sa résolution 24, à l'évidence du fait de sa simplicité, de sa praticabilité et de son faible coût :
[...] compte tenu du danger spécial d'infection par inhalation qui a été manifeste lors de la dernière épidémie, le personnel sanitaire devrait être équipé de masques d'un modèle uniforme et instruit de leur utilisation appropriée. La meilleure forme de masque est un simple tampon de gaze et de coton hydrophile à trois attaches, qui devrait être détruit ou désinfecté après chaque tour de service" [5].
Cette résolution est adoptée à l'unanimité moins deux abstentions, celles de la France et du Mexique [4]. Les représentants français se sont ainsi démarqués sur la question des masques, qui étaient soit estimés inutiles (Mesny) soit au contraire insuffisants dans la forme proposée (Broquet).
Le masque de Wu sera largement utilisé en Europe et Amérique lors de l'épidémie de grippe espagnole (1918-1920), la France se montrant alors la plus réticente à l'utiliser [6].
France-Chine épisode 3: La pandémie COVID.
Fin 2019 se déclare à Wuhan la pandémie de COVID-19 qui va envahir le monde. Les deux premiers cas français sont confirmés en janvier 2020. Alors que l'obligation du port du masque en public avait été énoncée préalablement à Wuhan [7], la ministre de la santé Agnès Buzin affirme au cours d'un point presse que les masques dits "chirurgicaux", sont "totalement inutiles" pour les personnes non contaminées. Ces propos visaient principalement à dissimuler la pénurie de masque en France.
Le 27 mars 2020, le Monde annonce en titre un pont aérien avec la Chine pour la fourniture de 600 millions de masques (figure 5).
Conclusion
Nos "représentants" (Mesny, Broquet et Buzin) ont fait preuve de dogmatisme là où le pragmatisme et le bon sens médical devait s'imposer face à une épidémie à contagion par voie aérienne. Ce dogmatisme était certainement sous-tendu en grande partie par des intérêts non directement médicaux. Il ne s'agit pas d'essentialiser la France ou la Chine. Cette dernière a persévéré par la suite dans une attitude dogmatique concernant le confinement et a certainement dissimulé à la communauté internationale dès le début un ensemble d'informations majeures.
Mais cette tension médicale entre la France et la Chine à propos des masques a pour le médecin acupuncteur un large écho. Il évoque la tension entre une approche pragmatique, ouverte et rationnelle de l'acupuncture ailleurs et une approche dogmatique, fermée et idéologique ici, génératrice d'absurdes controverses [8].
Dr Johan Nguyen
Références
- Wu YL. Memories of Dr Wu Lien-Teh: Plague Fighter. Singapore: World Scientific Publishing Co Pte Ltd; 1995.
- Wu Lien-Teh. Plague fighter: the autobiography of a modern Chinese physician. Cambridge: W. Heffer & Sons Ltd; 1959.
- Nguyen J. L’enjeu d’ « History of Chinese Medicine » (1932). Acupuncture Preuves & Pratiques. Octobre 2020. |URL] 🔓
- Nguyen J. La réception de l’acupuncture en France, une biographie revisitée de George Soulié de Morant (1878-1955). Paris: l’Harmattan. 2012: 220p. [extraits] 🔓
- Report of the International Plague Conference held at Mukden, April, 1911. Manila: Bureau of Printing; 1912. |URL|
- Bourquin J. Depuis la grippe espagnole, les Français et le port du masque c’est une drôle d’histoire. |URL| 🔓
- Nguyen J. La médecine intégrative et la psycho-spiritualisation de l’acupuncture. Acupuncture Preuves & Pratiques. Décembre 2022. |URL] 🔓
Mots-clés : Histoire