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183- Les Black Panthers et l’acupuncture

Dans les années 1970, Tolbert Small et Mutulu Shakur investissent l’acupuncture comme outil thérapeutique et politique. Ils mettent en pratique les engagements du mouvement des Black Panthers en faveur de la santé populaire inscrite dans les luttes noires pour l’autonomie, l’égalité raciale et la justice sociale. Que nous dit de l'acupuncture cette histoire ?

Le Black Panther Party for Self-Defense, fondé en 1966 à Oakland (Californie) par Huey P. Newton et Bobby Seale, s’impose comme l’un des mouvements politiques les plus influents et les plus radicalement engagés dans la lutte pour les droits des Afro-Américains aux États-Unis. Né dans un contexte de violences policières systémiques, de ségrégation persistante et de pauvreté urbaine, il revendique d’emblée l’autodéfense comme principe politique central inscrit dans son nom même. Cette posture s’inspire directement de Malcolm X, assassiné un an plus tôt, dont les appels à l’émancipation des Noirs « par tous les moyens nécessaires » marquent profondément ses fondateurs.

Le Black Panther Party (BPP) s’inspire des théories révolutionnaires du marxisme-léninisme et du maoïsme et puise dans les luttes de libération nationale — et d'abord celle du Vietnam — ainsi que dans les courants panafricanistes, des modèles concrets de résistance à l’impérialisme transposés à la condition des Noirs aux États-Unis. Il rejette les approches réformistes incarnées par Martin Luther King (assassiné en 1968) et appelle à une transformation radicale de la société américaine.

Dès ses débuts, le Black Panther Party organise l’autodéfense sous la forme de patrouilles armées dans les quartiers noirs, destinées à surveiller l’action de la police et à protéger les habitants. Conforme au deuxième amendement de la Constitution, cette présence armée dans l’espace public est perçue comme une provocation et alimente une image de violence largement relayée par les autorités et les médias. Cette image, à la fois revendiquée et instrumentalisée, réduit le mouvement à une logique de confrontation, occultant un aspect essentiel de son engagement : l’organisation communautaire.

À travers plus de soixante Survival Programs, le parti met en place des dispositifs d’entraide visant à répondre aux besoins essentiels des quartiers noirs : cliniques gratuites, campagnes de dépistage de la drépanocytose (pathologie touchant essentiellement la population afro-américaine et négligée par le système de santé), distributions alimentaires, cantines populaires, écoles communautaires. En combinant action politique et solidarité de terrain, les Panthers inventent une forme de militantisme ancrée dans la vie sociale autant que dans le combat idéologique.

Dès 1969, le Black Panther Party devient la cible prioritaire du programme COINTELPRO, dispositif clandestin mis en place par le FBI pour infiltrer, déstabiliser et neutraliser les mouvements jugés subversifs. Campagnes de désinformation, provocations, violences ciblées et assassinats contribuent à désorganiser le parti. Affaibli par cette répression et par des divisions internes, il disparaît comme organisation structurée à la fin des années 1970.

Parmi les multiples formes d’organisation mises en place par les Black Panthers, les initiatives de santé — et particulièrement l’introduction de l’acupuncture dans les soins communautaires — deviennent, à partir de 1969, un axe stratégique majeur. Deux figures centrales incarnent cette appropriation militante de la médecine : le Dr Tolbert Small, médecin responsable de la George Jackson Free Medical Clinic en Californie et Mutulu Shakur, militant à l’origine de la fondation de la Lincoln Detox à New York.

Tolbert Small (1942-) : le médecin engagé

Tolbert Small exerce à Oakland, berceau et quartier général du Black Panther Party. Médecin formé à Detroit, il rejoint le mouvement peu après son installation en Californie et s’engage activement dans les programmes de santé communautaires développés par les Panthers. C’est à Oakland que s’organisent les initiatives pionnières telles que les cantines populaires — Free Breakfast Program — et les centres de soins gratuits — People’s Free Medical Centers, dont la George Jackson Free Medical Clinic, dirigée par Small. Pendant plus de vingt ans, notamment durant ses années de détention, il a également été le médecin personnel d’Angela Davis, figure emblématique proche des Black Panthers.

En octobre 1971, Huey P. Newton, fondateur du BPP, est invité en Chine où il rencontre le Premier ministre Zhou Enlai (figure 1). À l’issue de cette visite, il est convenu qu’une délégation officielle sera reçue au printemps suivant. Tolbert Small est alors désigné pour y participer, seul médecin au sein d’un groupe d’une vingtaine de militants, travailleurs sociaux, enseignants et soignants.

La délégation du Black Panther Party séjourne en Chine pendant cinq semaines, du 5 mars au 11 avril 1972 — soit quelques jours seulement après la visite historique du président Nixon (21–28 février 1972). Elle se rend dans plusieurs hôpitaux urbains et dispensaires ruraux découvrant l’intégration de la médecine traditionnelle au sein du système de santé maoïste. Tolbert Small assiste à des interventions chirurgicales réalisées sous anesthésie par acupuncture à Pékin comme à Shanghai. Dans les campagnes, les délégués observent l’utilisation de l’acupuncture dans les soins de première ligne, pratiquée par les médecins aux pieds nus (figure 2). Devant l’intérêt manifesté par le groupe, les autorités organisent à Shanghai des présentations théoriques et pratiques, animées par le professeur Wu.

Small ramène ainsi aux États-Unis des aiguilles d'acupuncture et un électrostimulateur G6805 qu’il commence à utiliser au sein de la George Jackson Free Medical Clinic. Il forme à son tour de nouveaux praticiens faisant du centre d'Oakland une référence pour d’autres Free Clinics militantes à travers le pays.

Élément notable, marquant son implication dans le domaine de l’acupuncture au delà de la simple pratique, il publie en 1974 dans l’American Journal of Acupuncture (fondé en 1973) les deux premiers articles de synthèse consacrés aux bases neurophysiologiques et à l’anesthésie par acupuncture (figure 3) [1, 2].

Avec le déclin progressif du Black Panther Party et la fermeture ou la municipalisation des Free Clinics du mouvement, Small est amené à créer sa propre structure : la Harriet Tubman Medical Office, en hommage à la militante abolitionniste afro-américaine. Il y poursuit pendant plusieurs décennies une pratique fidèle à l’esprit d’une médecine communautaire engagée et largement ouverte à l’acupuncture (figure 4).

Huey Newton et Zhou Enlai, 5 octobre 1971

Figure 1. Rencontre entre Huey P. Newton, fondateur du Black Panther Party, et le Premier ministre chinois Zhou Enlai (5 octobre 1971).

Tolbert Small et médecins aux pieds nus, 22 mars 1972

Figure 2. Rencontre de la délégation du Black Panther Party (Tolbert Small en encadré) avec des médecins aux pieds nus dans le village de Nanniwan (Shaanxi) le 22 mars 1972 (Meng E, 2021).

Publications scientifiques de Small, 1974

Figure 3. En 1974, Small publie dans l'American Journal of Acupuncture deux articles de synthèse sur les bases neurophysiologiques de l'acupuncture (numéro d’avril-juin [1]) et l’anesthésie par acupuncture (juillet-septembre [2]). L'American Journal of Acupuncture, créé un an plus tôt, s'impose au cours de la décennie comme la revue n°1 de la discipline au niveau international.

Tolbert Small pratiquant l'acupuncture, vers 1993–1994

Figure 4. Tolbert Small pratiquant l’acupuncture au Harriet Tubman Medical Office (1993 ou 1994). (Meng E, 2021).

Mutulu Shakur (1950-2023) : le praticien révolutionnaire

Né en 1950 dans le Queens, à New York, Mutulu Shakur s’engage dès l’adolescence dans les mouvements de libération noire. Il milite notamment au sein de la Republic of New Afrika, une organisation panafricaniste revendiquant un État noir autonome dans le Sud des États-Unis. À la fin des années 1960, il agit dans le Bronx aux côtés des Young Lords — surnommés les « Black Panthers latinos » en raison de leur origine portoricaine — et de militants issus du BPP, dans un contexte marqué par la pauvreté, la désindustrialisation et une épidémie d’héroïne dévastatrice.

C’est ainsi qu’il participe, en 1970, à la création du Lincoln Detox, un centre de désintoxication communautaire implanté dans une aile de l’hôpital public Lincoln, dans le South Bronx (figure 5). Né des mobilisations pour une médecine populaire, le programme se donne une double vocation : traiter la dépendance sans recourir à la méthadone — perçue comme une forme de maintenance toxique imposée par l’État — et proposer une éducation politique visant à faire comprendre aux patients les racines sociales et géopolitiques de la toxicomanie (figure 6).

Mutulu Shakur découvre l’acupuncture après avoir fait soigner ses enfants, victimes d’un accident, par un praticien à Chinatown. Un parallèle s’impose alors à lui entre l’opium imposé à la Chine par les Britanniques au XIXe siècle et les drogues qui ravagent les quartiers noirs, perçues comme des instruments de domination impérialiste. En 1972, les soignants du Lincoln Detox voient leur attention attirée par les travaux publiés à Hong Kong par le Dr Wen [3], qui montrent l’efficacité de l’acupuncture dans le sevrage aux opiacés. Shakur, sans compétence médicale, décide alors de se former à l’acupuncture et se rend à Montréal, à l’Institut de médecine traditionnelle chinoise fondé par Oscar Wexu et son fils Mario, très proches des enseignements de Nguyen Van Nghi.

A la suite, Shakur va mettre en place au sein du Lincoln Detox un protocole de sevrage par acupuncture (figure 7) reposant essentiellement sur des points auriculaires — définis selon les cartographies chinoises — associés à quelques points somatiques. À ce stade, tout en étant très limité en nombre, le choix des points n'est pas standardisé. Ce n’est qu’à partir de 1985 que Michael Smith formalisera, sur la base de l'expérience du Lincoln Detox, un protocole fixe à cinq points auriculaires aujourd’hui connu sous le nom de protocole NADA (National Acupuncture Detoxification Association).

L’action au Lincoln Detox ne se limite pas à la mise en place d’un protocole de soins : elle inclut aussi la formation de praticiens selon un modèle communautaire inspiré des médecins aux pieds nus chinois. Des soignants sont formés sur place, avec une pratique directe sur les patients dans une logique d’autonomie et d’accès populaire au savoir. Ce double mouvement — traitement et transmission — suscite un large écho. Le modèle est repris dans plusieurs villes américaines, dans des cliniques, des prisons et des centres de santé alternatifs. À l’international, il circule dans les réseaux de santé publique engagée notamment au Royaume-Uni, en Afrique de l’Est et en Asie du Sud-Est.

Prétextant une mauvaise gestion, le maire de New York ordonne la fermeture du Lincoln Detox qui sera évacué le 30 novembre 1978 par une task force mobilisant près de 200 agents.

Mutulu Shakur poursuit l’action, avec d’anciens praticiens du Lincoln Detox, à travers la création de la Black Acupuncture Advisory Association of North America (BAAANA) et du Harlem Institute of Acupuncture, qui forment de nouveaux praticiens issus des quartiers populaires afro-américains et latinos et assurent des soins gratuits.

Tout au long de son engagement médical, Mutulu Shakur assume parallèlement un activisme révolutionnaire en tant que membre de la Black Liberation Army (BLA), un groupe clandestin armé. En 1986, Mutulu Shakur est arrêté puis condamné à 60 ans de prison comme membre d’une organisation criminelle (figure 8). La BLA est impliquée dans l’attaque meurtrière d’un fourgon de la Brink’s en 1981 — pour les militants une « expropriation armée » destinée à financer le mouvement — et dans l’évasion de prison d’Assata Shakur, figure des luttes révolutionnaires noires. Il passe plus de trente-six ans en prison avant d’être libéré en décembre 2022, alors gravement malade (figure 9). Il meurt quelques mois plus tard, en juillet 2023, à l’âge de 72 ans.

Lincoln Detox - Entrée

Figure 5. La Lincoln Detox. Vue de l’entrée du Lincoln Detox People’s Program, situé au 349 East 140th Street, au cœur du South Bronx et de la crise de la toxicomanie des années 1970. Le centre, installé dans une aile désaffectée du Lincoln Hospital, proposait une prise en charge alternative fondée sur l’acupuncture, les soins communautaires et l’éducation politique.

Lincoln Detox - Cours d'éducation politique

Figure 6. Cours d’éducation politique à la Lincoln Detox. Dans une salle collective du centre, patients et soignants assistent à une séance visant à faire comprendre les racines sociales et géopolitiques de la toxicomanie. Sur les murs, des affiches révolutionnaires — portraits de Che Guevara, Angela Davis, Mao Zedong — côtoient des visuels dénonçant la guerre du Vietnam ou défendant la santé des femmes noires. (Photo: Neal Boenzi/The New York Times/Redux).

Publication Shakur et Smith

Figure 7. Publication en 1979 dans l’American Journal of Acupuncture d'un article par Mutulu Shakur et Michael Smith [4]. L’étude, rédigée juste avant la fermeture du centre, retrace cinq ans d’expérience de l’acupuncture dans le programme de la Lincoln Detox. Mutulu Shakur poursuivra son action au sein de la Black Acupuncture Advisory Association of North America (BAAANA), tandis que Michael Smith fondera la National Acupuncture Detoxification Association qui formalisera le protocole NADA. (D.Ac. pour "docteur en acupuncture", M.D. pour "docteur en médecine").

Arrestation de Mutulu Shakur

Figure 8. En 1986, Mutulu Shakur est arrêté puis condamné à 60 ans de prison pour sa participation à une organisation révolutionnaire clandestine (la Black Liberation Army) impliquée dans des actions armées meurtrières. Il devient le symbole d’une mobilisation militante durable qui le considère comme prisonnier politique. En dépit de son engagement pionnier en faveur de l’acupuncture, sa situation n’aura, à notre connaissance, suscité aucun écho dans les milieux professionnels de la discipline.

Mutulu Shakur après sa libération

Figure 9. Après 36 ans d’emprisonnement, atteint d’un cancer avancé, il obtient une libération conditionnelle pour raisons compassionnelles le 16 décembre 2022. Il était alors perçu comme l’un des derniers prisonniers politiques noirs issus des mouvements révolutionnaires des années 1970. Il décède le 6 juillet 2023 à l’âge de 72 ans.

De la révolution des Panthers aux fauteuils relax de la POCA

L’Organisation populaire pour l’acupuncture communautaire (POCA, People’s Organization of Community Acupuncture) a été créée en 2006 et revendique une filiation avec l’acupuncture des Panthers.

Le schéma ci-contre, transcrit en français, propose une lecture engagée de l’acupuncture aux États-Unis, telle qu’elle peut être racontée par un militant de la POCA (Jones G, 2015 [5]). L’histoire commence avec le modèle des médecins aux pieds nus de la Chine maoïste : une médecine du peuple, simple, peu coûteuse. Son transfert aux États-Unis dans les années 1970 ouvre une tension durable entre deux trajectoires opposées.

La première est portée par des mouvements révolutionnaires afro-américains, portoricains et tiers-mondistes. Elle s’inscrit dans une pratique de soin militante tournée vers l’autonomie et la rupture avec l’ordre établi. Mais en s’affirmant comme une médecine populaire, collective et subversive, elle suscite une contre-réaction : elle va être « attaquée, marginalisée, réprimée ».

En parallèle une autre trajectoire se développe. L’acupuncture est reprise par les classes moyennes et supérieures blanches. Débarrassée de ses racines politiques et de son contexte culturel, elle est transformée en marchandise. Dotée d’artifices superflus (mise en scène, dispositifs technologiques, langage pseudo-spirituel), elle est vendue au prix le plus élevé possible, devenant inaccessible aux classes populaires.

C’est là qu’intervient ce que l’auteur désigne comme « l’insurrection POCA », qu’il relie à l’acupuncture révolutionnaire des Black Panthers des années 1970. La POCA organise un réseau de centres de soins solidaires avec pour objectif de promouvoir l’accessibilité et la disponibilité de traitements par acupuncture à prix abordable.

Le modèle repose sur une acupuncture de groupe, pratiquée dans une salle commune où sont disposés des fauteuils inclinables, emblème figurant sur le logo de l’organisation. La tarification est à bas coût, ajustée aux possibilités des patients. L’autre pilier du dispositif est la formation des praticiens proposée à des coûts bien inférieurs à ceux habituellement pratiqués aux États-Unis.

De l’acupuncture des Black Panthers subsistent l’esthétique communautaire, le principe d’un accès aux soins pour tous, mais aussi l’idée d’une acupuncture possiblement pratiquée par tous.

Les fondateurs de la POCA se présentent eux-mêmes comme « des militants au verbe haut, surdiplômés et sous-employés » (loud-mouthed, over-educated, under-employed activists) — dans les faits, un groupe essentiellement blanc, éduqué et en situation de déclassement. Ils décrivent leur action comme « la révolution la plus paisible jamais organisée ». Ce changement de ton, de méthode, d’horizon stratégique — mais aussi de composition sociale — marque un basculement complet : d’un affrontement direct avec les structures de pouvoir dans les années 1970 à une entreprise de reconstruction sociale par le soin, dans les marges du système, sous le régime néolibéral.

Clinique POCA
Figure 11. La POCA : « C’est l’histoire d’un petit groupe de militants au verbe haut, surdiplômés et sous-employés, et d’une multitude de gens ordinaires aux revenus modestes, qui ont révolutionné les systèmes de santé en utilisant de grandes salles vides, de vieux fauteuils inclinables et des aiguilles à 2 cents. » (https://pocacoop.com/)

L'acupuncture idéologisée : entre politisation et spiritualisation

L’expérience des Black Panthers dans les années 1970 rappelle avec force que la médecine ne s’exerce jamais dans un vide mais toujours dans un cadre social donné : elle reflète, reproduit ou conteste des rapports de pouvoir, des systèmes de représentation, des attentes collectives.

Les Black Panthers proposent une acupuncture politisée, communautaire, inséparable d'un projet d’émancipation collective. Elle s’inscrit dans un combat plus large contre les inégalités raciales, sanitaires et sociales et participe d’un projet politique visant à transformer les conditions de vie des populations noires marginalisées.

Il est frappant de constater qu’au même moment, mais dans un univers radicalement différent, naît le mouvement New Age. Issu des contre-cultures, ce courant composite se développe principalement au sein du milieu blanc, éduqué, issu des classes moyennes ou supérieures. Il rejette les fondements rationalistes et technoscientifiques de la modernité au profit de la subjectivité, de l’intuition, du développement personnel et d’une spiritualité individualisée. L’imaginaire qui le structure puise dans un répertoire hétérogène de traditions orientales, ésotériques ou naturalistes, réinterprétées dans une perspective holiste du corps, de l’âme et de l’univers. L’acupuncture y est investie d’une signification toute différente : non plus instrument de lutte collective mais voie d’harmonisation intérieure, de quête de soi et de transformation spirituelle. La drogue symbolise cet écart : outil d’oppression impérialiste à combattre pour les uns, vecteur de libération intérieure pour les autres.

À l’acupuncture politisée et internationaliste des Black Panthers s’oppose ainsi l’acupuncture spiritualisée et individualiste du New Age. Dans les deux cas, il s’agit d’une acupuncture idéologisée — mais selon des visions du monde radicalement différentes.

C'est durant cette période New Age que l'acupuncture est catégorisée parmi les médecines alternatives et complémentaires. Placée en marge de la médecine, elle serait porteuse d'un autre rapport au soin, au corps et au monde.

L'acupuncture importée : réinterprétations et instrumentalisations

L’acupuncture est, en Occident, une pratique médicale importée — et c’est là un fait singulier. Un tel déplacement relève d’un transfert culturel où une pratique élaborée dans un contexte donné est introduite dans un autre mais au prix d'une reconfiguration de ses significations. Le processus met en relation deux pôles : un pôle émetteur (tel qu’il est perçu, reconstruit ou fantasmé) et un pôle récepteur (porté par ses attentes et son histoire).

Dans les années 1970, les Black Panthers retrouvent dans la Révolution culturelle un écho à leur propre lutte. L’acupuncture, symbole d’une médecine du peuple au service des masses et incarnée par la figure du médecin aux pieds nus, leur apparaît comme une réponse concrète à leur aspiration à une médecine communautaire, accessible, tournée vers les plus vulnérables.

À l’inverse, le mouvement New Age construit une image de la Chine conforme à ses attentes spirituelles : une Chine immuable, hors de l’histoire, dépositaire de sagesses anciennes, mystérieuses et profondes. Dans ce cadre, l’acupuncture devient une pratique concrète au service d’un imaginaire spirituel.

Dans les deux cas, c’est une Chine imaginée — mythifiée chez les uns, fantasmée chez les autres — qui sert d’ancrage à une lecture idéologique de l’acupuncture. C’est précisément parce qu’elle vient d’ailleurs et qu’elle a d’abord circulé en marge d’un cadre médical structuré, que l’acupuncture est devenue un terrain de projections, d’inventions — et de conflits d’appropriation entre différents registres.

Clarifier les registres

L’histoire de l’acupuncture en Occident ne se résume ni à une simple transmission de savoirs médicaux ni à une adoption passive d’une technique venue d’ailleurs. Elle met en évidence les mécanismes par lesquels une pratique médicale est réinterprétée, réinvestie et détournée. Dans ce contexte brouillé, il est nécessaire d’avoir une conscience claire des conditions de la réception de l’acupuncture en Occident et de leurs implications [5].

Cela conduit à distinguer, puis à séparer les registres d’usage, en traçant une frontière nette entre ce qui relève du champ de la médecine et ce qui n’en relève pas. D’un côté, un cadre médical dans lequel l’acupuncture est envisagée pour ce qu’elle est avant tout : une thérapeutique ; il convient alors d’en déterminer l’efficacité, les indications, les modalités d’application et les mécanismes d’action. De l’autre, des instrumentalisations idéologiques, politiques, symboliques ou spirituelles qui mobilisent d’autres logiques et visent d’autres formes de légitimation que celles du champ médical.

C'est l’absence de distinction entre les registres qui crée et perpétue les controverses sur l’acupuncture.

Dr Johan Nguyen

Références

  1. Small TJ. The neurophysiological basis for acupuncture. Am J Acupunct. 1974;2(2):77-87.
  2. Small TJ. Acupuncture Anesthesia: A Review. Am J Acupuncture. 1974;2(3):147–163.
  3. Wen HL, Cheung SYC (1973) Treatment of drug addiction by acupuncture and electrical stimulation. Asian J Med 9:138–141.
  4. Shakur M, Smith M. The use of acupuncture in the treatment of drug addiction. Am J Acupuncture. 1979;7(3):223–7.
  5. Jones G. A radical history of acupuncture in America [livret militant autoédité sur Internet]. Portland (OR): POCA Tech; 2015. |URL| 🔓
  6. Nguyen J. La réception de l’acupuncture en France : une biographie revisitée de George Soulié de Morant (1878-1955). Paris : L’Harmattan; 2012.
  7. Meng E. Photo Essay: Bringing Acupuncture to the People. Tolbert Small in China and California. Asian Med. 2021;16(2):276–294. https://doi.org/10.1163/15734218-12341494🔓

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Mots-clés : Histoire


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