Définitions et cadres d’étude

2. Brève introduction historique et épistémologique

Il est habituel d’opposer la médecine chinoise et la « médecine occidentale », devenue médecine universelle et scientifique à l’époque moderne.

Il convient de dévier le regard vers une histoire globale de la médecine, d’observer les multiples similitudes, les relations et échanges entre les deux, leur inscription progressive dans un cadre rationnel.

Médecine chinoise et médecine occidentale : deux médecines savantes


D’un point de vue historique comme d’un point de vue social la médecine chinoise et médecine occidentale sont deux médecines savantes.

Elles mobilisent des savoirs et des pratiques

  • Relatifs à la médecine, c’est-à-dire relatifs au corps humain, à ses pathologies et à leurs traitements.
  • Ces savoirs et pratiques sont ouverts et publics (non secrets).
  • Transmis par un corpus important de livres : 10,000 classiques dans les répertoires bibliographiques sur la période de la Chine impériale [1] avec une évolution des contenus des textes de Mawangdui (IIème siècle avant J.-C. [2]) jusqu’à nos jours.
  • Transmis et discutés collectivement au sein d’une communauté savante et professionnelle (en Chine rédaction des encyclopédies impériales [3]).
  • Transmis au sein de structures d’enseignement dédiées. Le Taiyiyuan, l’Académie impériale de médecine (VIIIème siècle) est considérée comme la première faculté de médecine avant celle de Salerne en Europe (Xième siécle) [4] ;

Médecine savante s’oppose

  • à médecine populaire ;
  • à pratiques de santé secrètes, chamaniques.

Bien sûr on retrouve en Chine une médecine populaire, une médecine itinérante, des pratiques secrètes dans des monastères, mais tout comme il y a l’équivalent en Occident parallèlement à l’émergence et au développement de la médecine savante.

Médecine savante entraine également une distinction avec les MAC (médecines alternatives et complémentaires). Il y a une différence fondamentale entre le refoulement à la marge du champ académique en Occident de l’homéopathie, création individuelle à la fin du XVIIIème siécle de Samuel Hahnemann et celui de l’acupuncture, élément constant de la médecine savante de la Chine, dont la non-inclusion dans le champ académique occidental relève d’abord des conditions géographiques et historiques.

Deux composantes d'une tradition scientifique


Il est très largement établi que la Chine ancienne a produit un important corpus scientifique dans tous les domaines (mathématique, astronomie, physique, chimie, botanique, médecine…) qui avait globalement atteint un niveau plus élevé qu’en Occident. Ce n’est qu’à partir des XVII-XVIIIèmes siècles , moment où se produit en Europe la révolution scientifique, que dans les différentes disciplines l’Occident rattrape et dépasse la Chine.

La Chine impériale a donc produit sur la nature, tout comme l’Occident, un important corpus savant de données empiriques. Le savant chinois, comme le savant occidental, observe, questionne, décrit, classe, analyse, dénombre, calcule, pèse, mesure, énonce, rectifie, critique, théorise, expérimente… Une même rationalité est à l’œuvre.

Dans l’identification et la description de cette tradition scientifique l’œuvre monumentale de Joseph Needham est bien sûr centrale avec « Sciences and Civilisation in China » [5] . Notons le livre publié en français : la « Tradition scientifique chinoise » [6] qui montre l’ambiguïté du terme « tradition » pouvant être utilisé dans le sens de « contraire de la science » mais tout aussi bien s’appliquer à la science.

Cette tradition scientifique chinoise a longtemps précédé celle de l’Occident. L’imprimerie, la boussole et la poudre à canon, considérées par Francis Bacon (1561-1626) comme les symboles de la modernité, sont en fait trois inventions chinoises comme le fait observer Needham. Mais la Chine, en avance, se fait rattraper puis dépasser par l’Occident à partir du XVIIème siècle.

D’où la « Grande question » de Joseph Needham : alors que les sciences chinoises étaient plus développées que leurs équivalents européens à l’époque médiévale, pourquoi la science moderne a-t-elle émergé en Occident et non en Chine ?

Deux composantes qui se rencontrent


Ces deux composantes se rencontrent à partir du XVIIème siècle, et une fusion des disciplines va s’effectuer de manière plus ou moins rapide.  Très rapidement dans les sciences de la terre et de l’univers, plus lentement pour les sciences de la vie, et non réalisée pour la médecine. Observons également qu’en médecine, selon Needham, l’Occident ne dépasse que tardivement la Chine.

Élément notable ces fusions, par exemple dans les mathématiques, sont menées à l’initiative des savants chinois [7], et bien sûr en l’absence de la pression coloniale qui ne va s’exercer qu’à partir de 1840 (1ere guerre de l’opium).

Cela signifie qu’en Chine comme en Occident une communauté savante met en œuvre une même rationalité, adopte un même point de vue rationnel sur la nature, dispose d’outils méthodologiques et épistémologique communs pour opérer une fusion des savoirs.

Ces fusions montrent que nous sommes bien dans un cadre savant et scientifique s’opposant :

  • à un point de vue métaphysique ou religieux sur la nature ;
  • à l’idée d’une grande tradition immuable et irréductible ;
  • à  des « sciences traditionnelles » ésotériques en miroir de la science moderne.

Cela ne veut pas dire que ces tendances n’existent pas, mais elles sont comme en Occident marginalisées par le point de vue académique.

Pour chaque discipline Needham décrit ainsi un point de dépassement où l’Europe dépasse la Chine et un point de fusion où les versions chinoise et européenne d’une discipline ne font plus qu’une (ce qu’il appelle la science œcuménique, science universelle [8]). Si le point de fusion a été très rapidement atteint, en quelques décennies, pour les sciences de la terre et de l’univers, il est plus tardif pour la botanique et n’a pas encore été atteint en médecine. C’est ce qui donne cette illusion particulière d’altérité de la médecine chinoise par rapport à la médecine occidentale.

Comme l’observe Needham, qui était biologiste, si la fusion n’a pas encore eu lieu en médecine c’est du fait de l’extrême complexité des phénomènes du vivant. La fusion entre sciences chinoises et sciences occidentales s’effectue lorsqu’un consensus peut être établi au sein de la communauté savante. Cela a à voir avec la notion de preuve, et si la preuve est relativement facile à concevoir et à élaborer en astronomie ou en physique dans la précision de la prévision d’un phénomène, c’est autrement plus complexe en médecine. La médecine expérimentale ne s’établit que dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Claude Bernard, 1865). Les outils des neurosciences, essentiels dans la compréhension de l’acupuncture, tout comme les modalités de preuve en thérapeutique avec l’Evidence-Based Medicine n’apparaissent que dans le dernier quart du XXe siècle.

Ceci explique pourquoi au XXIème siècle on parle encore de médecine traditionnelle chinoise et plus d’une physique traditionnelle chinoise [9].

 

Deux médecines qui s'inscrivent dans le temps long et qui échangent


À propos de la médecine chinoise on évoque couramment une médecine « millénaire ». Mais ce qualificatif pourrait tout aussi bien, sinon mieux, s’appliquer à la médecine occidentale : les textes d’Hippocrate précèdent de trois siècles les premiers textes médicaux chinois attestés [2].  En fait médecine chinoise et médecine occidentale s’inscrivent dans le même temps long au cours duquel des contacts et des échanges s’établissent.

Le point apparemment culminant  est le début du XIXème siècle où va commencer à s’opérer un double transfert, celui de la médecine chinoise en Occident (1816) et de la médecine occidentale en Chine (1820).  C’est aussi le moment où est publié le dernier grand classique de la médecine chinoise, le Yi Lin Gai Cuo (« correction des erreurs médicales ») de Wang Qingren (1830), traité qui est, également, souvent considéré comme le premier traité de l’école de convergence médicale sino-occidentale (Zhongxi huitong pai).  Le Yi Lin Gai Cuo est le marqueur d’un moment de bascule vers une fusion.

Le transfert est fondamentalement asymétrique parce que la médecine chinoise reste très marginale en Occident alors que la médecine occidentale prend au XXème siècle une position centrale en Chine, institutionnellement comme  dans son impact sur les contenus mêmes de la médecine chinoise.

Mais une circulation des savoirs médicaux s’est effectuée dans les deux sens, tout au long de l’histoire, particulièrement au cours du Moyen-Âge européen via l’intermédiaire de la Perse et de la médecine arabo-islamique. Le canon d’Avicenne (achevé vers 1020) est traduit à Tolède par Gérard de Crémone vers 1187 et va constituer le livre central de l’enseignement de la médecine en Europe jusqu’en 1650. La théorie des pouls décrite parait très fortement influencée par le Maijing de Wang Shuhe (IIIème siècle). Dans le Canon figure à 46 reprises une référence expresse à des plantes originaires de Chine avec une grande similitude dans les indications cliniques [10,11]. Une traduction du Maijing ainsi que d’autres éléments de la médecine chinoise apparaissent dans le Tenksuq-nameh (1313) (« Trésor de l’Ilkhan sur les sciences de Cathay »), durant la domination mongole sur la Perse [12,13]. La technique de variolisation qui est attestée dans les textes chinois au XVIème siècle (mais qui semble apparaitre dès le XIème) est transmise à l’occident au XVIIIème siècle via l’empire Ottoman [14].

Inversement les traités de Galien ont pu passer en Chine au Xème siècle [15].  Le Hui Hui Yao Fang publié au XIVème siècle est remarquable en ce qu’il s’agit d’un traité de médecine arabo-musulmane. Il cite 517 plantes avec le nom inscrit en arabe et la translittération chinoise [16]. Il comporte des références à Avicenne (incluant des éléments du Canon), mais aussi à Galien, Hippocrate ou Rufus d’Ephèse [17].

Une influence réciproque entre médecine chinoise et médecine arabo-musulmane (donc de la médecine occidentale) est documentée. Dès que l’on se place sur le temps long, on constate de grandes similitudes entre les médecines.  Pour tous les grands concepts médicaux chinoise on peut facilement retrouver l’équivalent dans l’histoire de la médecine occidentale, traçant les contours d’une médecine eurasienne.

Quand la médecine devient-elle scientifique ?


Quand on s’éloigne du XXème  siècle de grandes similitudes apparaissent entre médecine chinoise et médecine occidentale sur le plan thérapeutique, clinique, pathogénique ou physiologique. Pourtant la médecine moderne scientifique procède bien d’une évolution de ces anciens savoirs. On a d’ailleurs le plus grand mal à dater le moment où s’opère réellement la rupture avec l’ancienne médecine : quand la médecine devient-elle « scientifique » ? Au XVIème siècle avec Vésale et De humani corporis fabrica (1543)  ? Au XVIIème avec William Harvey et De Motu Cordis (1628) ? Au XIXème avec Claude Bernard et Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) ? Au XXème avec David Sackett et l’Evidence-Based Medicine (1992) ?

Anne Fagot-Largeault observe avec pertinence qu’ « en réalité, depuis que la médecine s’est dissociée de la magie, il y a toujours eu un effort collectif des médecins pour fonder leurs interventions sur un savoir mieux assuré, et le progrès médical est fait d’une multitude de petites ou grandes avancées. […] l’émergence d’une médecine scientifique est un processus inhérent au développement de la médecine elle-même. » [18].

Ceci conduit à penser que médecine occidentale et médecine chinoise se sont appuyées sur des procédures rationnelles similaires et toujours en cours rendant non seulement possible mais inéluctable leur fusion.

Conclusion épistémologique


Quand on aborde sur le plan médical l’étude de la médecine chinoise, il est essentiel de récuser au préalable la représentation orientaliste d’une altérité de la médecine chinoise. La médecine chinoise subit une double distorsion spatiale (la « Chine ») et temporelle (« la tradition »). Ainsi enfermée dans l’histoire et la culture chinoises, la médecine chinoise est folklorisée et condamnée à sa seule perpétuation à l’identique. Elle devient une boite à fantasmes, la part sublimée ou rejetée de « notre » médecine . Le débat idéologique supplante le débat scientifique.

Il convient de penser médecine chinoise et médecine occidentale comme étant de même nature, séparées simplement par un écart relativement récent et temporaire. Dès qu’elle a disposé au début XXème siècle de nouveaux savoirs et de nouvelles méthodes, la communauté médicale chinoise les a intégrés et utilisés à l’étude et au développement de son propre corpus.

Pourquoi la médecine chinoise ? Simplement parce qu’elle est porteuse de propositions thérapeutiques, et que le rôle du médecin est de les analyser, comme toute thérapeutique, avec les objectifs et méthodes de sa discipline ; non de les récuser a priori sur des considérations idéologiques.

Le prix Nobel 2015 de Tu Youyou sur le traitement du paludisme par qing hao su découle directement de cette approche pragmatique  de la médecine chinoise. Cette approche n’est jamais qu’une approche des plus communes et des plus fécondes dans le champ de la médecine et de la thérapeutique.

 

Johan Nguyen

Références


  1. Nguyen J, Claude Pernice C. Classiques médicaux. Répertoires bibliographiques.∑-Sciences médicales chinoises. Mars 2019.  |URL|.
  2. Harper D. Early Chinese Medical Literature. The Mawangdui medical manuscripts. London: Kegan Paul International. 1998. [146823].
  3. Bretelle-Establet F, Chemla K. Qu'était-ce qu'écrire une encyclopédie en Chine? Saint-Denis: Presse Universitaire de Vincennes. 2007. [161542].
  4. Chang CC. The Qing Imperial Academy of Medicine: Its Institutions and the Physicians Shaped by Them. EASTM. 2015;41: 63-92.   [164449]. | doi ].
  5. Needham J et al. Science and Civilisation in China. Cambridge University Press.  1954–2004.
  6. Needham J. La tradition scientifique chinoise. Paris : Hermann. 1974.   [3597].
  7. Chemla K. Que signifie l’expression de «mathématiques européennes » vue de Chine ? in L’Europe mathématique, Goldstein C, Gray J Et Ritter J. Paris: Éditions de la Maison de l’homme. 1996:219-45.
  8. Needham J. Dialogue des civilisations Chine-Occident. Pour une histoire œcuménique des sciences. Paris : Editions la Decouverte. 1991.   [28611]. 
  9. Nguyen J. Pourquoi y-a-t-il encore une médecine traditionnelle chinoise et plus de physique traditionnelle chinoise ? Acupuncture & Moxibustion. 2017;16(2):126-8.   [195768]. |doi ]
  10. Zhu Ming. [Historical route of the introduction of TCM to the West: study on Avicenna's Canon of Medicine]. Journal of Beijing University of TCM. 2004;27(1):18.   [124900]. |doi ].
  11. Heydari M, Hashempur MH, Ayati MH, Quintern D, Nimrouzi M. The use of Chinese herbal drugs in Islamic medicine. Journal of Integrative Medicine. 2015;13(6).   [142152]. |doi ].
  12. Huard P. A propos du Tenk Suk Name. Méridiens. 1977;37-38:11-16.   [7805]. |doi ].
  13. Yue Jiaming. [Les échanges médicaux sino-iraniens vus à travers le Tanksuq-Namem]. Chinese Journal of Medical History. 1984;14(1):28.   [3737]. |doi ]
  14. Xie Shusheng et al. [Spread of Chinese variolation art to the western world and its influence]. Chinese Journal of Medical History. 2000;30(3):133.   [78193]. |doi ]
  15. Klein-Franke F and Zhu Ming. How Galen's "Sixteen Books" came to China in the tenth century ad. American Journal of Chinese Medicine. 2005;33(2):339.   [140508]. |doi ]
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  17. Buell PD, Anderson EN. Huihui yaofang 回回藥方, An Encyclopedia of Arabic Hospital Medicine from Mongol China: Translation and Interpretation. 2017.   [197417].  | URL |
  18. Fagot-Largeault A. L’émergence de la médecine scientifique,Paris: Editions Matériologiques. 2012. [159470].

 


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