
Nuage de fréquence lexicale du Huangdi Neijing Suwen
Les caractères les plus grands signalent les termes les plus fréquents du Suwen, dominés par les notions de qi (氣), mai (脈, pouls), yin (陰), yang (陽), bing (病, maladie), gan (肝, foie), shen (腎, rein) et zhen (針, aiguille). Cette visualisation met en évidence la densité conceptuelle et la cohérence lexicale du discours médical du Neijing.
Source : Donald Sturgeon, Chinese Text Project (ctext.org)
Étude expérimentale en traductologie
| Chen K1, Hu J2, Karabulatova I3,4. Translation adaptation of TCM (Traditional Chinese Medicine) terminology for speakers of other cultures: features of cultural connotation. Philos Ethics Humanit Med. 2025 Oct 22;20(1):34. https://doi.org/10.1186/s13010-025-00199-7 🔓 |
2Dalian University of Technology, Dalian, China.
3Lomonosov Moscow State University, Moscow, Russian Federation.
4Heilongjiang University, Harbin, China.
L'étude
Contexte
La traduction de la terminologie de la médecine traditionnelle chinoise (MTC) soulève des défis complexes liés à la préservation de son authenticité philosophique, historique et linguistique. Relevant du champ de la traductologie, c’est-à-dire de l’étude scientifique des stratégies et des processus de traduction, cette problématique met en jeu la tension entre fidélité culturelle et intelligibilité médicale. En raison du caractère métaphorique et culturellement enraciné de la terminologie, il est difficile d’assurer une équivalence entre la logique symbolique de la MTC et l’empirisme biomédical occidental.
Objectif
Mener une étude expérimentale en traductologie afin de comparer deux stratégies de traduction appliquées à la terminologie médicale chinoise :
– la foreignization, consistant à préserver la terminologie et le cadre conceptuel d’origine ;
– la domestication, visant à adapter le texte aux normes linguistiques et médicales de la langue cible.
L’objectif est de déterminer laquelle de ces approches favorise la meilleure compréhension, la plus grande précision et la meilleure applicabilité des concepts médicaux chinois dans un contexte de communication interculturelle.
Foreignization et Domestication
Les termes foreignization et domestication ont été introduits par le traductologue américain Lawrence Venuti dans son ouvrage The Translator’s Invisibility. A History of Translation (Routledge, 1995). Ils désignent deux stratégies traductives opposées devenues aujourd’hui des références canoniques en traductologie.
La stratégie de foreignization consiste à préserver l’altérité culturelle du texte source, en conservant autant que possible les particularités linguistiques, conceptuelles et symboliques d’origine, même si cela peut rendre la lecture moins fluide pour le lecteur cible. Elle vise à rendre visible la différence culturelle et, par extension, le travail du traducteur.
La stratégie de domestication, à l’inverse, cherche à adapter le texte aux normes linguistiques et culturelles de la langue d’accueil, de manière à le rendre immédiatement compréhensible et fonctionnel. Cette approche privilégie la clarté et la lisibilité mais peut atténuer la dimension étrangère du texte original.
L’opposition entre foreignization et domestication dépasse la simple question stylistique : elle reflète une tension éthique et épistémologique au cœur de la traduction, entre fidélité à la culture source et accessibilité pour la culture cible. C’est pour préserver cette précision conceptuelle que les deux termes sont conservés en anglais et en italique dans le présent texte conformément à l’usage académique international.
Protocole expérimental
L’étude a été conduite selon un protocole expérimental comparatif intergroupes destiné à mesurer l’effet des deux stratégies de traduction sur la qualité et la compréhension de textes médicaux chinois traduits en russe.
Le texte à traduire, un extrait du chapitre 3 du Neijing Suwen, a été sélectionné pour sa densité conceptuelle et sa richesse terminologique (notions de Yin-Yang, Qi, Xieqi, facteurs pathogènes climatiques : froid, chaleur, humidité, vent).
L’échantillon comprenait 84 traducteurs professionnels recrutés dans des universités et associations spécialisées du Kazakhstan. Ces participants ont été répartis aléatoirement en deux groupes égaux recevant des instructions distinctes de traduction appliquées au même extrait :
- Le groupe A (n = 42) a reçu l’instruction de traduire selon la stratégie de foreignization, en privilégiant la traduction littérale, le recours aux calques et transcriptions phonétiques et la conservation des métaphores et concepts originaux. Cette consigne visait à maintenir la cohérence symbolique et culturelle du texte source.
- Le groupe B (n = 42) a reçu l’instruction de traduire selon la stratégie de domestication, en adaptant la terminologie médicale chinoise aux équivalents de la langue russe contemporaine et en explicitant les notions difficiles. Cette approche devait rendre le texte plus lisible et fonctionnel pour un lecteur formé à la biomédecine.
Exemples de traduction selon les deux stratégies
Traductions du chinois vers le russe issues de l’étude de Chen et al. (2025), restituées ici en français à partir de la version anglaise de l’article.
| Terme original | Traduction selon la stratégie de foreignization | Traduction selon la stratégie de domestication |
|---|---|---|
| 生气 (shēngqì) | Énergie vitale | Activité biologique |
| 阴阳 (yīn yáng) | Yin-Yang | Équilibre biologique |
| 六合 (liùhé) | Six directions de l’espace | Structure spatiale |
| 九窍 (jiǔqiào) | Neuf orifices | Canaux biologiques |
| 邪气 (xiéqì) | Énergie pathogène externe | Influence pathologique |
| 卫气 (wèiqì) | Énergie défensive | Défense immunitaire |
| 营气 (yíngqì) | Énergie nourricière | Flux métabolique |
| 阳气 (yángqì) | Énergie yang | Force vitale active |
Chaque participant a travaillé indépendamment dans des conditions normalisées (consignes, durée, outils)
Les traductions produites ont ensuite été anonymisées et soumises à l’évaluation d’un panel de trois experts sinologues-traducteurs titulaires de diplômes universitaires avancés et disposant de plus de quinze ans d’expérience.
Chaque expert est invité à évaluer chaque texte selon cinq critères, à l’aide d’une échelle de Likert à cinq niveaux, en attribuant à chaque énoncé une note de 1 (tout à fait en désaccord) à 5 (tout à fait d’accord).
| Critère | Énoncé |
|---|---|
| Exactitude médicale | « Cette traduction est adéquate du point de vue de l’exactitude médicale. » |
| Équivalence | « La traduction préserve le sens du texte original sans perte d’information. » |
| Valeur pragmatique | « La traduction est claire et répond aux besoins du public destinataire. » |
| Précision terminologique | « La traduction des termes maintient la précision et la cohérence avec la terminologie médicale. » |
| Spécificités culturelles | « La traduction transmet avec succès les contextes culturels et les métaphores du texte original. » |
Les divergences supérieures à un point entre deux évaluations faisaient l’objet d’une discussion de consensus. La cohérence inter-juges a été vérifiée (κ de Cohen = 0,84 ; ICC = 0,87).
Le protocole a été conduit en double aveugle, les traducteurs ignorant l’existence d’un second groupe appliquant une autre stratégie et les experts évaluateurs notant les traductions de manière anonyme sans connaître ni la stratégie utilisée ni l’identité des participants. Cette organisation visait à neutraliser les biais d’attente et de jugement et à garantir la validité expérimentale des comparaisons.
Les résultats ont été analysés statistiquement à l’aide du test t de Student (α = 0,05), du χ² pour les variables catégorielles et du calcul de l’effet de taille (Cohen’s d).
Résultats
L’analyse statistique met en évidence un avantage net de la stratégie de domestication sur celle de foreignisation pour la traduction de textes de médecine chinoise.
- Sur les cinq critères évalués, la domestication se montre supérieure pour quatre d’entre eux — l’équivalence, la valeur pragmatique, la précision terminologique et les spécificités culturelles — ce qui traduit une meilleure adaptation du texte aux attentes du public cible et une compréhension plus fluide des concepts médicaux.
- Le cinquième critère, celui de l’exactitude médicale, ne présente pas de différence statistiquement significative entre les deux stratégies bien qu’une légère tendance favorable à la domestication soit observée.
Conclusions des auteurs
Les auteurs concluent que la domestication est globalement la stratégie la plus efficace pour traduire la terminologie de la médecine chinoise traditionnelle. En pratique, ils recommandent une approche adaptative et contextuelle combinant les deux stratégies selon le public visé : domestication pour les usages cliniques et pédagogiques, foreignisation pour les travaux académiques et de recherche.
Commentaires
Ce que montre l’étude
Cette étude, conduite dans le champ des sciences humaines, propose un dispositif expérimental d’analyse comparée des stratégies de traduction appliquées aux textes médicaux chinois.
Les résultats sont interprétés comme la démonstration de la supériorité de la stratégie de domestication qui offrirait une meilleure compréhension, une plus grande cohérence terminologique et une utilité accrue des textes médicaux chinois pour un lectorat issu du champ médical. Les auteurs reconnaissent toutefois que cette adaptation s’accompagne d’une perte partielle de la dimension philosophique et symbolique propre aux textes classiques. À l’inverse, la foreignization, en préservant la structure conceptuelle et la richesse métaphorique d’origine, conserve la cohérence du système culturel chinois mais au prix d’une moindre accessibilité pour le lecteur moderne.
Néanmoins il est souligné dans l’article une limite méthodologique importante : le lectorat destinataire n’a pas été clairement défini, ni pour les traducteurs ni pour les experts évaluateurs, ce qui limite la portée pratique des conclusions. Nous ajouterons une autre limite : l’évaluation repose sur l’avis de trois experts dont le rapport à la médecine chinoise et l’expérience de traduction dans le domaine ne sont pas précisés, ce qui est de nature à influencer leur jugement.
Champ littéraire et champ médical
L’étude de Chen et al. transpose au champ médical deux notions issues de la traductologie littéraire : foreignization et domestication. Forgées par Lawrence Venuti en 1995, elles désignent deux attitudes opposées du traducteur face à la différence culturelle : l’une consiste à préserver l’altérité du texte source, l’autre à l’adapter à la culture du lecteur. Dans la traduction littéraire, l’enjeu est avant tout esthétique et idéologique : il s’agit de décider si le lecteur doit sentir la présence de l’étranger dans la langue ou au contraire lire comme s’il s’agissait d’un texte natif.
Dans la traduction médicale, l’enjeu est d’une tout autre nature. Il ne s’agit plus de rendre perceptible une différence culturelle mais d’assurer la transmission exacte, intelligible et opérationnelle d’un savoir médical. Le traducteur n’est pas un médiateur d’expérience esthétique mais un acteur de la fiabilité du discours médical : sa tâche relève de la précision terminologique et de la cohérence conceptuelle. De ce point de vue, la transposition directe des notions de foreignization et de domestication au domaine médical apparaît peu pertinente. Elles conservent toutefois un intérêt heuristique en ce qu’elles invitent à s’interroger sur le statut accordé au texte source et sur la manière dont ce statut oriente la traduction.
Le champ littéraire met en jeu l’altérité tandis que le champ médical se réfère à une universalité. Le traducteur n’a donc pas à arbitrer entre deux mondes étrangers ni à faire passer un monde imaginaire mais à restituer, dans une autre langue, un système de connaissances et de pratiques. De plus, il n’intervient pas dans un terrain vierge mais dans un espace déjà normé et codifié : la médecine chinoise, champ professionnel et savant, doté d’une terminologie technique internationale.
Dans le champ des sciences, il n’existe pas de « lecteur étranger » à séduire ou à ménager mais une communauté de praticiens et de chercheurs partageant un langage commun, défini par usage et par consensus. Ce langage est avant tout fonctionnel : il ne vise ni à préserver la texture culturelle d’un texte, ni à en lisser la différence mais à désigner sans ambiguïté un même concept opératoire. Dès lors, la question n’est plus de « traduire » un mot mais de fixer une équivalence conventionnelle reconnue par la communauté scientifique. Cette étude illustre, en définitive, le biais qui apparaît lorsque la médecine chinoise est abordée comme un objet culturel plutôt que comme un objet médical (encadré le biais sinologique).
Le biais sinologique
La construction d’une altérité médicale
Les traductions de qi par « énergie » et de jingluo par « méridiens », introduites par Soulié de Morant, font souvent l’objet de critiques dans le champ sinologique :
« Il introduit alors la notion d’énergie qui, bien que très contestable comme traduction du terme chinois qi, sera l’une des clés de son succès, dans la mesure où son ambiguïté — jouant sur l’expérience commune de chacun en même temps que sur des connotations scientifiques contemporaines — s’est mise aisément en phase avec une certaine vision du monde partagée en Occident. » (Frédéric Obringer1)
« La traduction du qi par énergie, introduite par George Soulié de Morant et aujourd’hui largement répandue dans les cercles des praticiens occidentaux de la médecine chinoise, n’a aucun fondement historique et doit être rejetée comme anachronique. » (Paul Unschuld2)
« C’est Soulié de Morant qui a introduit le terme de méridien pour traduire jing, ce qui conférait aux voies de conduction de l’anatomo-physiologie chinoise une idéalité qui les mettait, sans discussion possible, à l’abri de la critique anatomique à laquelle étaient exposés les vaisseaux de l’ancienne traduction. » (Catherine Despeux3)
L'universalité médicale
Le sens d’un terme médical se définit par l’usage qui en est fait dans le cadre professionnel et savant, par la stabilité qu’il acquiert au fil du temps et par la reconnaissance collective de son emploi. La terminologie repose ainsi sur un principe de convention et de consensus : les mots désignent avec précision des notions partagées au sein de la communauté médicale. Les termes « énergie » et « méridien » renvoient à des concepts médicaux pour lesquels existe, dans le cadre de la médecine chinoise, un large consensus quant à leur contenu et à leur signification.
Dans la littérature médicale occidentale contemporaine, les termes chinois (qi, jingluo) et leurs traductions (énergie, méridien) sont employés indifféremment. Cette coexistence exprime à la fois le consensus établi autour de ces équivalents et une caractéristique propre au langage scientifique, où le terme d’origine et sa traduction circulent souvent en parallèle. On en trouve de nombreux exemples dans d’autres disciplines, où coexistent, par exemple, des termes anglais d’origine et leurs équivalents traduits. Elle ne renvoie donc pas à une tension entre foreignisation et domestication, mais à un fonctionnement ordinaire du discours scientifique.
Le choix final se règle ensuite sur les référentiels adoptés par les grandes institutions médicales. Les deux principales nomenclatures internationales, celle de l’OMS (2008)4 et celle de la World Federation of Chinese Medicine Societies (2011)5, ont adopté la même norme en retenant les termes qi et « méridien ». Le fait que, dans le premier cas le terme chinois soit retenu et dans le second sa traduction, montre bien qu’il ne s’agit pas d’un enjeu culturel ni d’un arbitrage entre foreignisation et domestication mais simplement d’une décision terminologique interne à une communauté savante.
L’altérité comme lecture idéologique
Les critiques formulées à propos des traductions par « énergie » et « méridien », telles qu’elles apparaissent dans les citations ci-dessus, reposent sur trois présupposés : 1) l’idée que toute tentative d’adaptation ou de réinterprétation constitue un contresens ; 2) le postulat de la fixité des concepts ; 3) la représentation de la médecine chinoise en un objet culturel détaché de l’expérience médicale empirique.
L’argument d’Obringer consiste à qualifier d’ambigu ce qui articule pourtant trois dimensions centrales du savoir médical : l’expérience sensible, la référence scientifique et la représentation partagée du monde. En somme, c’est le regard médical contemporain porté sur la médecine chinoise qui serait ambigu et tenu pour peu fondé, la médecine chinoise étant alors ramenée à un système de représentation intransposable et propre à une communauté historique et culturelle.
Chez Unschuld, la critique repose sur deux arguments — l’absence de fondement historique et le caractère anachronique de la traduction du qi par « énergie ». Ces deux reproches reviennent à supposer que l’histoire soit achevée et que les concepts médicaux soient immuables. Sous couvert de rigueur historique, cette position conduit paradoxalement à une lecture anhistorique de la médecine chinoise, qui en efface la continuité et l’évolution.
Chez Despeux, la critique porte sur la traduction de jingluo par « méridien ». Ce choix aurait été motivé par la volonté de soustraire les jingluo (anciennement traduits par « vaisseaux ») à la critique anatomique, le terme « méridien » leur conférant une idéalité abstraite. Mais cette lecture présente comme dépréciatif – une manœuvre d’évitement face à une contrainte extérieure jugée peu pertinente – un processus qui relève pourtant de la démarche scientifique : adapter les concepts aux observations. L’anatomie invite simplement à reconsidérer le contenu et la portée du concept de jingluo.
Il est cohérent que les sciences humaines abordent la médecine chinoise comme un objet culturel et que la médecine l’aborde comme un objet scientifique. Un glissement épistémologique apparaît lorsque la perspective sinologique déborde vers une critique implicite du regard médical.
Les citations proposées illustrent ce glissement qui en vient à énoncer une incommensurabilité entre la médecine chinoise et la médecine contemporaine. Elles construisent une altérité médicale dont les conséquences sont loin d’être neutres. Cette altérité ouvre un espace à des registres idéologiques, spiritualistes, non rationnels ou antiscientifiques, qui entretiennent une confusion délétère dans le champ médical.
1 Obringer F. « Savez-vous tâter le pouls à la mode des Chinois ? » In : Unschuld PU, Médecines chinoises. Montpellier : Indigène Éditions ; 2001 : 129.
2 Unschuld PU. Médecines chinoises. Montpellier : Indigène Éditions ; 2001 : 37.
3 Despeux C, Obringer F. La maladie dans la Chine médiévale. Paris : L’Harmattan ; 1997 : 17.
4 Organisation mondiale de la santé. WHO Standard Acupuncture Point Locations in the Western Pacific Region. OMS ; 2008.
5 World Federation of Chinese Medicine Societies. International Standard Chinese-English Basic Nomenclature of Chinese Medicine. WFCMS ; 2011.
L'essentiel à retenir
Cette étude expérimentale de traductologie, appliquée aux textes médicaux chinois, interroge l’opposition classique entre fidélité (foreignization) et adaptation (domestication).
Mais cette problématique technique met en lumière une tension plus fondamentale : celle qui distingue une lecture sinologique d’une lecture médicale.
Dr Claude Pernice et Dr Johan Nguyen
